Conclusion

Fiche du document

Date

20 janvier 2022

Périmètre
Langue
Identifiants
Collection

OpenEdition Books

Organisation

OpenEdition

Licences

https://www.openedition.org/12554 , info:eu-repo/semantics/restrictedAccess




Citer ce document

Serge Bahuchet et al., « Conclusion », Publications scientifiques du Muséum national d'histoire naturelle, ID : 10670/1.azmt5j


Métriques


Partage / Export

Résumé 0

Au terme de cet ouvrage, force est de constater que la notion même de nomade fait débat selon les angles d’approche et les champs disciplinaires. Pour le conclure, il nous a semblé intéressant de l’engager à travers le regard croisé d’un archéologue (Jean-Paul Demoule), d’une sociologue (Sylvie Mazzella) et d’un ethnologue (Serge Bahuchet) que nous remercions d’avoir accepté de relever ce défi. À la principale question qui leur a été posée et à laquelle tous ont répondu : « qu’est-ce qu’être nomade selon vous ? (selon votre discipline) », s’en sont agrégées d’autres qui ont globalement guidées les réponses apportées par chacun : « comment envisagez-vous la distinction entre semi-nomades (nomadisme flexible) et semi-sédentaires ? Voyez-vous un lien entre nomades préhistoriques, sub-actuels, actuels et «nomades du futur» ? Quel avenir pour le nomadisme et les nomades ? ».Le point de vue du préhistorien (J.-P. Demoule)Quant au nomadisme, d’un point de vue de préhistorien, je partirai de cette savoureuse citation d’André Leroi-Gourhan dans Le geste et la parole, et dont je ne me suis jamais lassé : « L’homme aurait-il possédé une denture râpante et un estomac de ruminant que les bases de la sociologie eussent été radicalement différentes. Apte à consommer les plantes herbacées, il eut pu, comme les bisons, former des collectivités transhumantes de milliers d’individus ». En effet, les humains sont des primates, et en tant que tels se nourrissent, comme le dit encore Leroi-Gourhan, de « produits charnus », fruits, racines, viande, etc., lesquels sont dispersés dans la nature. À partir de là, l’éthologie des primates, l’archéologie et l’ethnologie nous suggèrent que les humains ont pu pratiquer ou pratiquent toujours trois formes de nomadisme.Le premier serait celui, classique chez les primates, de se déplacer régulièrement au sein d’un territoire donné mais limité, au gré de ses besoins et des ressources saisonnières, en rayonnant néanmoins à partir d’un habitat fixe. Ainsi des chimpanzés, qui se nourrissent d’animaux et de végétaux présents sur leur territoire, et s’en vont dormir la nuit dans des sortes de nids installés sur des arbres. La vie des australopithèques, et sans doute des Homo erectus, n’a guère dû être très différente. Mais on doit aussi à André Leroi-Gourhan, sur le site de Pincevent (première fouille archéologique à laquelle, encore étudiant, j’ai participé et où j’ai ainsi rencontré Claudine Karlin), d’avoir montré, au-delà des parcours journaliers, la saisonnalité des déplacements de ces chasseurs de rennes magdaléniens d’il y a quelque 12 000 ans. L’implantation chaque année de ces campements semble bien avoir correspondu aux grandes chasses aux rennes, animal lui-même migrateur, sinon nomade, la période pouvant être elle-même déterminée par l’étude de la dentition des rennes abattus. La présence d’outils en silex exogène était aussi l’indice de tels déplacements, tandis que les limons déposés chaque année par les crues de la Seine scellaient à chaque fois les vestiges, confirmant leur caractère saisonnier.On ne dispose évidemment pas à chaque fois d’informations aussi détaillées sur les habitats du paléolithique. Dans les grottes, notamment, la succession rapide, même distante dans le temps, d’occupations sans dépôts naturels intermédiaires comme à Pincevent, fait obstacle à l’estimation de déplacements, si ce n’est la présence de matières premières exogènes — ce qui est attesté dès le paléolithique moyen au moins. On se souvient sans doute que dans les années 1970, Lewis Binford avait interprété, contre François Bordes, les différents faciès culturels du Moustérien comme autant d’activités différentes d’une même population nomade. En réalité, c’est l’interprétation de Bordes, certes moins « moderne », qui était la bonne ou du moins la plus plausible, même si les deux débatteurs mirent chacun, à la longue, un peu « d’eau dans leur vin ».Quant aux périodes ultérieures, on pourrait rapprocher cette première forme de nomadisme de celle, dès le néolithique, des paysans traditionnels, en principe sédentaires dans leur village mais qui chaque jour vont cultiver leurs champs et en ramènent leur récolte. Et est-ce finalement différent des mouvements pendulaires contemporains, qui voient les travailleurs quitter, chaque jour aussi, leur domicile éloigné afin de rejoindre le lieu du travail censé assurer leur nourriture ? Notons cependant qu’il peut y avoir des variantes. Ainsi de l’agriculture sur brûlis, où une communauté paysanne défriche par le fer et le feu un certain territoire, le cultive tant que les sols donnent des rendements satisfaisants puis, les sols épuisés, du moins selon les techniques du moment, abandonne ce territoire pour en défricher un nouveau, et tout cela de manière cyclique.Symétriquement, il y a eu aussi des chasseurs-cueilleurs sédentaires, en général liés à des biotopes aquatiques, riches en poissons, coquillages, voire mammifères marins, que ce soit au bord de la mer, de fleuves ou de lagunes. On connaît bien les sociétés japonaises du Jômon, qui se perpétuèrent ainsi pendant plus de dix millénaires et créèrent parmi les plus anciennes poteries du monde. Mais on peut citer aussi le mésolithique de Scandinavie, des grands fleuves d’Ukraine ou du Danube. Et l’ethnologie a bien documenté en ce sens les Amérindiens de la côte nord-ouest des États-Unis et du Canada.Par ailleurs, avec Homo erectus, certains humains, il y a quelque deux millions d’années, commencèrent à s’éloigner insensiblement du berceau africain, ce qui peut être considéré comme une seconde forme de nomadisme, c’est à dire une migration très lente, unidirectionnelle et définitive. En se répandant peu à peu dans toute l’Eurasie, bien qu’en assez petit nombre, de l’Indonésie aux îles Britanniques, les groupes d’erectus s’installèrent à chaque fois sur un territoire donné, au sein duquel ils reprirent leur type usuel de nomadisme, celui décrit précédemment. Ce nomadisme lent, qui est une forme de migration, fut ensuite celui des Homo sapiens qui quittèrent à leur tour l’Afrique il y a sans doute un peu moins de 200 000 ans. Ce fut encore plus tard celui des premiers agriculteurs qui, par le boom démographique provoqué par ce nouveau mode de vie, s’éloignèrent de leurs foyers d’invention originels, pour se répandre sur l’ensemble de la planète, absorbant, repoussant, voire massacrant les chasseurs-cueilleurs indigènes dans les nouveaux territoires occupés — et mettant fin au nomadisme de ces derniers. Et ce fut le cas de bien d’autres migrations ultérieures, des conquêtes de l’empire romain aux migrations bantous, et de l’invasion des Amériques par les Européens aux grandes navigations polynésiennes, sans parler des réfugiés politiques, économiques ou climatiques contemporains.Enfin le troisième type de nomadisme est celui qui vient le plus spontanément à l’esprit, celui des derniers nomades connus qui, du Sahara à la Sibérie en passant par l’Asie centrale, pratiquent un mode de vie itinérant, lié à la fois à l’élevage et à des conditions environnementales très particulières — tel que Claudine Karlin a pu l’étudier chez les éleveurs de rennes Yakoutes et Dolganes de Sibérie. S’il subsiste encore, mais de moins en moins, c’est aussi parce que ces sociétés occupent des espaces peu propices à l’agriculture traditionnelle.VOn pourrait ainsi considérer que les humains seraient par excellence des primates nomades — et nos sociétés contemporaines le prétendent parfois. À y regarder de plus près, la longue trajectoire de l’histoire humaine plaide pourtant pour le contraire. La plupart des sociétés de chasseurs-cueilleurs parcouraient des trajets importants, qu’ils soient quotidiens ou saisonniers. Cela s’est réduit notablement avec le néolithique, quand apparaissent les maisons « en dur » où les humains commencent à se confiner, au sein de villages qu’entourent champs et prairies : il n’est désormais plus nécessaire d’aller plus loin pour se nourrir. Les humains s’y entassent avec les animaux domestiques, mais aussi avec les animaux « commensaux » (rats et leurs puces, blattes, cafards, pigeons, etc.), animaux porteurs de maladies, favorisées par ces concentrations sédentaires.Puis le boom démographique provoqué par l’agriculture sédentaire mène à l’émergence des premières villes. La nourriture est désormais apportée aux citadins dans les boutiques des commerçants et leurs trajets sont raccourcis d’autant. L’écriture, inventée alors pour gérer ces communautés humaines de plus en plus nombreuses, permet aussi de correspondre à distance. Avec les temps modernes enfin, le processus s’accélère. Les maisons individuelles font place aux immeubles. Les communications sont de plus en plus rapides : imprimerie, relais de poste, télégraphe Chappe, morse, télégrammes, pneumatiques, téléphone, radio, télévision, informatique. Les travailleurs manuels diminuent en nombre au profit des machines, des robots et du secteur tertiaire des services — soit 75 % des travailleurs dans la France contemporaine. Finalement, le télétravail s’impose peu à peu, tandis que les distractions sur écran enferment chaque individu dans sa bulle. Même le sport se confine, dans des salles ad hoc, chez soi sur un vélo d’appartement, ou en « joggant » autour de son pâté de maison. Le commerce en ligne se généralise, bientôt livré par des drones. Et même la guerre se fait à distance, missiles et drones contrôlés depuis des salles enterrées à des milliers de kilomètres des champs de bataille. Des tendances que le confinement de 2020 dû au covid-19 n’a finalement fait qu’accélérer.Dans le même temps, les derniers nomades amorcent leur irrémédiable disparition, soit au milieu des sédentaires (Tsiganes ou Roms, transhumants des Balkans, etc.) soit dans les lieux les moins hospitaliers du globe, éleveurs de rennes du Grand Nord, Touaregs du Sahara, Mongols des steppes. Quant aux malheureux réfugiés contemporains, politiques, économiques ou climatiques, leur but n’est que de pouvoir se sédentariser à nouveau, mais dans des lieux plus sûrs.Le point de vue de la sociologue (S.Mazzella)Le qualificatif de nomade est l’objet d’une réactualisation dans les sciences humaines et sociales où il constitue l’un des termes qui permettent de rendre compte d’une diversification inédite des mobilités dans le monde. En sociologie, ce contexte a donné naissance à différents courants de recherche, dont une socio-anthropologie transnationale des migrations qui privilégie l’espace de circulation et met en évidence la capacité d’action du migrant.Si le nomadisme est lié à l’origine à la protohistoire, il faut sans doute retenir deux idées pour comprendre l’usage extensif actuel : le nomade se définit principalement par rapport à un mode existant de territorialisation auquel il est lié et dont il s’émancipe. L’espace du nomade est défini par rapport à l’espace du sédentaire qu’il parcourt et relie, en même temps que, littéralement, il le transgresse (il passe à travers).La culture et l’économie du sédentaire et du nomade ne s’opposent pas, elles ont le même substrat et sont interdépendantes sur un même territoire, « une société à racines et une société à pattes » comme l’écrit Christian Grataloup. En revanche, le nomade se posant où il peut, est vécu, à tort ou à raison, comme une menace pour l’agriculteur, nécessitant un lieu d’accès protégé et défendu collectivement. Même si les Empires nomades, au destin court et malheureux, sont rares (Genghis Khan…), la perception des nomades comme destructeurs et invasifs perdure à travers les siècles.L’usage du terme de nomadisme en sociologie des migrations est à la fois extensif et parcimonieux. Le terme a du mal à trouver sa place dans une société post-agricole. La difficulté vient du fait que dans un monde dominé par une organisation en États-nations, même affaiblis, et dans une société « post-moderne » de la civilisation urbaine, le nomadisme perd ses deux caractéristiques originelles. Dans une partition cartographique stato-nationale, sans no man ’s-land, l’homme mobile ne parcourt plus les territoires interstitiels de l’espace sédentaire mais ne fait que franchir des frontières. Surtout le citadin n’est plus issu de sa terre où il naît et meurt comme ses ancêtres, c’est un déraciné en sa propre maison. La figure emblématique de la civilisation urbaine, que Georg Simmel analyse, est celle de l’étranger par laquelle le lointain se fait proche et le proche lointain.Comme le terme de nomadisme, celui de diaspora tend à se disperser en s’étendant et peut éclairer les difficultés concernant la catégorienomade. Attaché à la condition juive, l’individu diasporique s’est vécu des siècles durant comme « étranger et résident » dans un statut secondaire menacé d’errance. Ce statut, que les Juifs ont payé très durement, bien avant la Shoah, leur a cependant assuré une résilience millénaire par la création d’un espace interstitiel, administratif et symbolique, dans les Empires multiethniques. La recomposition de l’Europe en États-nations a débouché sur des revendications de droits des minorités qui permettent une adaptation de la formule diasporique. Elles ont pu s’appliquer à d’autres identités dispersées, caractérisées par la langue, la culture et/ou la religion, comme celle des Arméniens ou des Irlandais.Mais peut-on appliquer au nomadisme cette extension historique et sémantique de la diaspora ? En un sens, oui. Le nomadisme, comme le phénomène de diaspora, doit être problématisé non seulement loin des clichés et des amalgames plus ou moins consciemment discriminatoires et quelquefois assassins mais à l’aune d’un triple mouvement d’urbanisation, d’ordre mondial stato-national, de mondialisation libérale.Arrêtons-nous à quelques exemples précis. Mohamed Mahdi observe dans le Haut-Atlas oriental une diminution progressive du nombre de nomades. Comme leurs homologues partout ailleurs, les nomades subissent l’influence de la culture mondiale. Mais, constate-t-il, les nomades perpétuent sous des modalités diverses et variables un mode de production pastoral, un genre de vie nomade et une culture matérielle (élevage et production dérivée) et immatérielle (connaissance de la nature et d’une médecine naturelle, langue, activités rituelles et artistiques). Il faut distinguer l’activité pastorale, la transhumance, « une forme de nomadisme assagi » pour reprendre l’expression de Fernand Braudel, du genre de vie nomade qui implique des parcours irréguliers concernant l’ensemble du groupe. Pour les uns les déplacements sont liés à une de leurs activités économiques insérée dans un mode de vie agro-urbain ; pour les seconds, en voie de disparition, les déplacements sont le socle mobile de leur genre de vie. Le nomadisme devient ainsi pour ces agriculteurs-éleveurs, une référence culturelle, « un patrimoine » qui peut légitimer l’appellation de semi-nomade, moins pour leur horizon d’attente que pour leur passé révolu…Prolongeons l’analyse sur l’étude de deux lieux communs des « nomanologues » : les migrants de l’espace saharien et les Roms d’Europe. Concernant le Sahara, Olivier Pliez évoque le traité de nomadologie des philosophes Deleuze et Gattari : « qu’est-ce que les nomades du désert ont à voir avec la nomadologie ?... rien ». Il dénonce ainsi des amalgames et des clichés : le Sahara n’est pas un espace lisse et ne saurait être réduit à une zone grise incontrôlée et incontrôlable. C’est un espace parcouru de migrants internationaux qui doivent franchir difficilement des frontières. Ce ne sont pas de « nouveaux nomades » ni dans leur itinéraire ni dans leur mode de vie. Loin des clichés orientalistes ou post-coloniaux, le Sahara est urbain, mais d’une manière différente. En fait, ce sont les villes nouvelles, les Saharatown, qui incarnent un système en réseau où les nomades d’hier sédentarisés et les migrants d’aujourd’hui se croisent et se côtoient, redéfinissant les fonctions urbaines. Trois logiques s’entrelacent : l’enracinement des résidents dans les villes créées par les États (logique nationale et urbaine) ; l’influence sur l’espace urbain des migrants qui traversent le Sahara du Sud au Nord pour travailler (logique migratoire) ; la participation de ces villes au commerce mondial (logique transnationale). Ces différentes logiques voient émerger une civilisation dans laquelle la ville, Saharatown, s’impose comme un point d’ancrage.Frappé d’un stigmate discriminant, l’imaginaire nomade s’applique parfois à quelques groupes diasporiques qui maintiennent une singularité et une liberté (langue, culture et/ou religion) dans des espaces perçus comme homogènes, et qu’il s’agit donc de désigner comme menaçants, si possible en les regroupant tous artificiellement sous la catégorie juridique de « Gens du voyage », peut-être bientôt de « Français itinérants », ou « sédentaires mobiles » (Ingrid Sénépart). Ou pire avec la catégorie raciale de « Tsiganes ». C’est le cas des Roms, en France, comme en Europe, qui sont perçus et désignés comme nomades, alors qu’ils sont depuis longtemps sédentarisés. Il existe bien un nomadisme des Roms mais extrêmement minoritaire (3 à 4 % des Roms d’Europe) comme pour d’autres groupes comme les Travellers et les Yéniches, mais totalement absent d’autres populations assimilées à tort aux Roms, comme par exemple les Balkano-Égyptiens ou les Beás-Rudars (population roumanophone elle aussi ostracisée en Europe centrale). Pour eux comme pour les Roms, c’est bien la marginalisation sédentaire qui est le trait commun.En Europe, une dizaine de peuples ont en commun d’être dispersés dans un grand nombre de zones où ils sont minoritaires. Ces divers peuples peuvent avoir gardé un mode de vie plus ou moins mobile, mais c’est l’éclatement en un territoire qui reste leur dénominateur commun : les Roms, les Balkano-Égyptiens (de langue albanaise), les yiddichophones, les Saami (appelés Lapons) … Pour la sociologie, le nomadisme semble attaché à une époque archaïque de l’histoire de l’humanité, ou à des espaces interstitiels échappant aux grands mouvements de la postmodernité et qu’il semble délicat de réactualiser sans une problématisation et une redéfinition qui puisse le rendre compatible avec les grandes caractéristiques de notre époque. Le risque le plus grand est bien celui de l’essentialisation, de l’enfermement identitaire dans une mêmeté figée. Migrants ou citadins, transnationaux ou exilés, sédentaires ou (semi-) nomades, comme le rappelle Jean-Paul Demoule, citant Lucien Febvre et François Crouzet : nous sommes tous des sang-mêlés.Le point de vue de l'ethnologue (S. Bahuchet)Dans l’ethnologie classique, une catégorie socio-économique a été définie, celle des « pasteurs nomades », des peuples qui vivent de l’élevage de bétail en déplaçant les troupeaux sur de très vastes distances, souvent à l’échelle d’un sous-continent. Par contraste, les chasseurs-cueilleurs qui se déplacent eux-aussi mais sur des surfaces considérablement plus restreintes, et fréquemment dans des limites connues, sont décrits comme des « populations mobiles ». Les groupes sociaux changent de lieu d’établissement des campements, mais avec des retours dans les mêmes zones selon l’alternance de saisons. Il y a une forte variabilité parmi les peuples qui se déplacent. Les pasteurs nomades sont souvent aussi de grands commerçants, avec des routes de commerces qui unissent des régions distantes. Les groupes archétypaux les plus connus sont les Touaregs dont les caravanes de camélidés traversent le Sahara, ou les groupes de l’Himalaya. Leurs itinéraires sont articulés autour des points d’eau et des pâturages.L’anthropologue Aparna Rao avait défini une catégorie socio-économique particulière pour des groupes qui ne vivent pas d’élevage ou de chasse et de cueillette, mais de services, et qu’elle a nommé « péripatétiques » (par exemple les Tsiganes). Les sociétés de ce type pourraient être qualifiées « d’itinérants », comme les forains européens. Le style économique n’implique pas nécessairement la forme de mobilité. Il y a des chasseurs-cueilleurs-pêcheurs qui ne sont pas mobiles mais sédentaires (les groupes de la côte de Colombie Britannique), comme il y a des éleveurs qui sont mobiles et pas nomades car se déplaçant eux-aussi dans des espaces limités (par exemple les éleveurs de rennes sibériens ou les Saami).La distinction entre semi-nomades (ou nomadisme flexible) et semi-sédentaires est très ténue. Les styles de vie diffèrent par l’organisation spatiale et temporelle, dans les cycles écologiques. L’accès aux ressources vitales conditionne les déplacements et les points d’installation. Par exemple, jusqu’au début du siècle dernier, les agriculteurs sur brûlis des forêts équatoriales déplaçaient leurs champs tous les ans, au cours de l’année ils installaient divers habitats secondaires en forêt pour la chasse ou la pêche, mais au bout de plusieurs années, ils déplaçaient entièrement leur village pour recommencer le même mode de vie plus loin. Une partie de ce que l’on a imaginé être des grandes migrations (par exemple, « l’expansion bantoue » en Afrique sub-saharienne) résultait probablement d’un simple déplacement décennal des villages !Il y a certainement beaucoup d’analogies entre les modes de vie du passé et les modes de vie subactuels décrits par les ethnographes ou les voyageurs, car les fondements écologiques sont similaires. Il faut prendre en compte un aspect fondamental des économies mobiles ou nomades, c’est celui des relations entre sociétés différentes. Il est certain que les relations interethniques ont été elles-aussi similaires, ne serait-ce qu’au moment des expansions agricoles, qui portent des groupes d’agriculteurs ou d’éleveurs à rencontrer des groupes de chasseurs-cueilleurs dont certains adopteront l’économie de production et d’autres non.Depuis le milieu duXXe siècle, il est indéniable que les États modernes détestent les populations mobiles, et font tout pour les sédentariser. Le mouvement est très net dans les zones tropicales, où les pouvoirs coloniaux avaient comme politique de fixer les villages mobiles des agriculteurs sur brûlis, voire en les déplaçant pour les regrouper le long des routes. Ils ont aussi cherché par tous les moyens à sédentariser les chasseurs-cueilleurs comme les Pygmées — mouvement qui se poursuit actuellement. En ce qui concerne les pasteurs nomades, les frontières des États sont devenues très fortes, voire étanches et empêchent les grands déplacements. De plus l’accroissement de l’agriculture (et l’extension des parcs nationaux !) crée des conflits croissants envers les éleveurs de bovins transhumants (par exemple les Peuls en Afrique centrale). Rappelons que les sécheresses de la seconde moitié du XXe siècle dans le Sahel ont fortement mis en péril les pasteurs nomades, et provoqué des dramatiques émigrations vers le sud, avec perte et abandon des troupeaux.Que penser des forains de France, qui ont de moins en moins d’endroit où installer leurs camps de caravanes ? In fine, on retrouve partout le même mépris, la même crainte ou peur (ne sont-ils pas tous des voleurs de poules ?), et la même haine que les sédentaires portent aux nomades, aux mobiles, quel que soit le nom qu’on leur donne : serait-ce provoqué par l’envie cachée de la liberté que procure un détachement du champ inéluctablement fixe ?Pour conclure (J.-P. Demoule)Un premier enseignement de ce regard croisé entre ethnologie, sociologie et archéologie serait sans doute la variété des modes de vie et de déplacements des Homo sapiens à travers le temps et l’espace. Cette variété n’est pas seulement liée à des contraintes environnementales, car si l’agriculture n’est pas vraiment possible dans le Grand Nord ou au milieu du Sahara, des choix autres que le nomadisme, sous ses diverses formes, auraient pu tout aussi bien être faits, à environnements comparables, dans bien des régions du monde. Un autre enseignement est celui des définitions, qui ne sont pas exactement les mêmes dans les trois champs disciplinaires, mais aussi parce que les situations étudiées ne sont pas non plus identiques. Quoi de comparable, à première vue, entre les déplacements des campements magdaléniens, les trajets pendulaires des travailleurs des mégalopoles contemporaines, les forains traditionnels ou les transhumants des Balkans ? Mais cette variété à première vue irréductible fait au contraire tout l’intérêt des comparaisons possibles. Elles éclairent en effet la trajectoire des sociétés sapiens sur la très longue durée, conduisent à s’interroger sur les choix, heureux ou malheureux sur le long terme, et à rechercher leurs logiques passées, mais aussi à venir.

document thumbnail

Par les mêmes auteurs

Sur les mêmes sujets

Sur les mêmes disciplines

Exporter en