2021
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Solange Ayache, « Parallel worlds on the British stage: distorted reality or renewed realism? », HAL-SHS : littérature, ID : 10670/1.bdiq9w
Polar Bears de Mark Haddon (2010) et Constellations de Nick Payne (2012) sont deux pièces britanniques récentes qui explorent la psyché de personnages féminins souffrant soit d’un trouble psychiatrique soit d’une maladie neurologique : dans la pièce de Haddon, Kay, une artiste, est bipolaire ; dans la pièce de Payne, Marianne, une scientifique, déclare une tumeur cérébrale. En faisant dialoguer santé mentale, fonctionnement cognitif et mécanique quantique, les deux pièces interrogent la liberté et la capacité des protagonistes à s’autodéterminer malgré la maladie et, à travers la mise à mal des fonctions cognitives, mettent en lumière notre perception de la réalité comme construction subjective en utilisant des structures poétiques qui rompent avec la linéarité traditionnelle du drame conventionnel. En effet, au lieu de proposer un enchaînement chronologique de scènes déterminantes dont le déroulé crée progressivement l’univers de la fiction sur le mode indicatif, Polar Bears et Constellations se tissent toutes deux autour d’une alternance aléatoire de scénarios parallèles qui s’appréhendent sur un mode conditionnel comme autant de probabilités décrochées de la flèche du temps. Les fragments contradictoires et désordonnés qui les constituent invitent ainsi le lecteur-spectateur, par touches suggestives et non successives, à imaginer les possibilités d’une histoire sans résolution, qui n’est jamais fixée ou déterminée, au lieu d’enregistrer simplement les avancées d’un récit donné. Cette étude vise à montrer que les hésitations et oscillations qui s’élaborent autour des états pathologiques des personnages féminins (et dont elles sont le résultat et le symptôme) mettent non seulement en abyme le processus même d’écriture (dimension métadramatique), elles nous encouragent également à interroger notre rapport au réel (dimension philosophique) non pas tant comme objet unique et extérieur au sujet qui l’observe, mais comme onde de probabilités ou écosystème d’états superposés dans lequel l’observateur lui-même joue un rôle déterminant. Ce changement de paradigme introduit par la physique quantique rencontre ainsi l’instabilité ou l’indécidabilité psychologique. Tandis que, dans Constellations, Marianne explique la théorie scientifique selon laquelle « dans l’univers quantique, chaque choix que l’on fait, chaque décision que l’on prend existe dans un ensemble infiniment vaste d’univers parallèles », dans Polar Bears Kay semble faire l’expérience directe, à la première personne, de la théorie des mondes multiples d’Everett (many-worlds interpretation) lorsqu’elle s’exclame, en proie à une phase maniaque : « On croit qu’il n’existe qu’un seul monde. […] Mais il existe tellement de mondes (so many worlds), n’est-ce pas, empilés les uns sur les autres. […] C’est si beau que ça me donne envie de pleurer. » Ce travail s’intéresse à la manière dont ces deux pièces illustrent ce que l’on pourrait appeler, avec Jean-Pierre Sarrazac, un « Théâtre des Possibilités » et explorent les maladies de l’esprit et du cerveau pour ouvrir un espace dramatique dans lequel se développe une forme subversive de réalisme postdramatique fondé sur le principe quantique d’incertitude (Heisenberg). Les tropes qui s’y déploient – principes et phénomènes quantiques utilisés comme métaphores thématiques et structurelles – permettent de rendre compte de nos processus cognitifs et, plus précisément, de la réalité cachée de l’expérience intime de la maladie, tout en mettant ces expériences en relation avec les théories les plus révolutionnaires de la science moderne. Chez Payne comme chez Haddon, l’espace dramatique devient le lieu où les descriptions quantiques et les distorsions psychopathologiques de la réalité tendent à converger pour former un paysage étonnamment cohérent dans sa relativité et permettre au réalisme théâtral de se refonder à partir de cela-même qui s’apparente intuitivement aux délires d’une imagination malade et à des dysfonctionnements cognitifs, pour finalement poser la question essentielle de notre libre-arbitre.