5 juillet 2022
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Alexandre Fauquette et al., « Mieux manger pour mieux gentrifier : le cas d'un projet d'aménagement urbain dans l'EST Lillois », HAL SHS (Sciences de l’Homme et de la Société), ID : 10670/1.c1f90a...
« Oh mon dieu, cachez-moi ce kébab que je ne saurais voir (rires…) ! C’est une nouvelle mode, je vous le dis moi, ils vont finir par nous faire manger de l’herbe avec tous leurstrucs ».Cette phrase, prononcée par un usager d’un centre social situé dans un quartier populairede Lille, témoigne, par un trait d’humour strident, de l’idée qu’il y aurait une préoccupationsociale de plus en plus importante pour de nouveaux modes de production et de consommation alimentaires qualifiés par leurs promoteurs d’« alternatifs », tels que l’alimentation biologique, le développement des circuits-courts ou encore le végétarisme et le véganisme. Le succès croissant du label biologique et des circuits-courts, le déploiement de l’agriculture urbaine, la diversification des menus alimentaires dans des points de restauration collective, ou encore la médiatisation récente des actions coup de poing de militants végans (Loveluck B., 2016), en constituent les meilleures preuves. Mais s’agit-il réellement de pratiques alternatives et porteuses d’une critique sociale radicale ? On pourrait intuitivement répondre par l’affirmative dans la mesure où ces pratiques sont portées par une aspiration conjointe au dépassement du référentiel industriel et productiviste qui domine encore aujourd’hui le secteur agroalimentaire.Cela étant, ce premier constat est battu en brèche pour trois raisons principales qui sontcorroborées par nos données d’enquête tirées d’un projet urbain dans l’est Lillois. D’abord, la propension des acteurs économiques à récupérer la critique de l’alimentation industrielle les rend moins dissidentes ou marginales qu’il n’y paraît. C’est ce que démontre Warren Belasco lorsqu’il évoque la récupération des labels biologiques et équitables par lesallégations des acteurs industriels dominants. Ȧ vrai dire, comme le rappelle Christian Deverre (2011), « l’absorption de la critique, du moins dans ses dimensions symboliques, est une des caractéristiques du capitalisme (Boltanski L., Chiapello E., 1999) au sein duquel le système agroalimentaire s’est développé ».Ensuite, le succès de ces pratiques à l’échelle locale est tel qu’il diminue proportionnellement leur pouvoir de contestation. Loin d’être hors-système les pratiques dites « alternatives » sont dans le système. C’est un fait : on ne compte plus le nombre decollectivités locales qui s’engagent désormais, pour des causes environnementales etpatrimoniales, ou pour l’amélioration du bien-être alimentaire de leurs populations, dans des initiatives en faveur de la reterritorialisation (Rieutort L., 2009) des modes de production et de consommation alimentaire. Autant de causes qui semblent appartenir à un « sens commun réformateur » (Topalov C. 1996) et renvoient à une nouvelle « doxa » partagée par les acteurs politiques et économiques. De sorte que l’on en viendrait presque à qualifier de dissidents les discours qui entrent aujourd’hui en discordance avec cet appel au localisme alimentaire. Comme l’affirme Benoit Prevost (2014) au sujet des circuits-courts : « le processus de diffusion d’innovations sociales comme les circuits-courts pourrait leur faire perdre leur caractère radicalement alternatif ».Enfin, la promotion d’une alimentation que l’on perçoit intuitivement comme étant unealimentation de qualité, est principalement le fait de classes sociales favorisées et/ousensibilisées à sa cause (Bourdieu, 1979 ; Guthman, 2011), et n’est pas toujours dépourvue d’un certain conservatisme social. La valorisation d’une alimentation dite saine et son corollaire, la lutte contre « la malbouffe », passent en effet souvent par des tentatives d’imposition de normes alimentaires, qui sont autant de normes sociales, morales ou politiques valorisées par les classes dominantes. Autrement dit, la promotion de ces autres manières de consommer, que l’on désigne ici et là comme « responsables » ou « raisonnées » (voire même « d’intelligentes ») renvoie souvent, pour reprendre la terminologie foucaldienne, à une nouvelle gouvernementalité des corps qui divise l’acte alimentaire en deux catégories : d’une part, le « manger sainement », auquel il convient de se conformer et, d’autre part, la « malbouffe » de laquelle il convient de s’émanciper.