23 mai 2024
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Thomas Forte, « Avoir le sens de la formule : le droit à l'épreuve de l'activité de production des marchés publics d'un conseil Départemental », HALSHS : archive ouverte en Sciences de l’Homme et de la Société, ID : 10670/1.c1fu6s
En 2021, les marchés publics représentent en France 128 milliards d'euros. Ce type de dispositifs juridiques définissent depuis la Révolution les conditions d'attribution de l'argent public à des acteurs économiques (Lemesle, 2010). Pour cela plusieurs procédures permettent d'évaluer les offres à la fois à partir des critères financiers (comparaison des prix) et techniques (capacité à répondre à la prestation). Indispensables au fonctionnement de la vie en communauté (ils rendent possible la construction des routes ou des bâtiments publics, l'achat de fourniture ou des prestations pour les fonctionnaires, etc.), les marchés publics font pourtant l'objet de peu de travaux en sciences sociales. À l'instar des approches « par le bas » (Weller, 2018), cette thèse analyse le travail d'attribution des marchés publics d'un conseil départemental. Cette activité de qualification de la valeur d'une offre commerciale (Vatin, 2009 ; Callon, 2013) s'inscrit au sein d'espaces d'échange composés de différents acteurs publics et privés. Ces derniers définissent au cours de leur travail les pratiques et les attentes normatives de ce dispositif contractuel (Barbot, Dodier, 2016). Lors de sa circulation au sein et à l’extérieur de l'organisation, le marché public en tant qu'artefact social (Suchman, 2011) connaît un processus de transformation : il est lu, écrit, discuté et traduit dans différents documents. Ces acteurs jugent ce que devrait être un « bon » marché public tant sur la forme que dans le « fond » : la détermination de ses objectifs et des moyens d'y parvenir (comme la sécurité juridique, la performance économique, le développement durable, le soutien à l’économie locale). Ainsi, rédiger un marché public ne se résume pas à un travail d'écriture mécanique du droit, mais suppose une activité de valuation (Dewey, 2011) qui lui attache des qualités particulières. Pourtant, dans sa forme finale, toutes ces épreuves s'effacent et disparaissent, au profit d'un document standardisé composé de formules mathématiques et de phrases types qui garantissent sa conformité juridique au sein de l'organisation (Edelman, 2011). Loin d'être le résultat d'un travail qui s'inscrirait dans des habitudes organisationnelles à apprendre et suivre, l'enquête montre que standardiser l'écriture d'un marché relève d'une succession d'épreuves qui s'appuie autant sur le droit, que sur des objectifs politiques, organisationnels, économiques et des jugements individuels. Ces épreuves se déroulent dans des espaces de valuation particuliers (Dewey, 2011 ; Helgesson et Muniesa, 2013) : les réunions, les e-mails, les notes, la lecture individuelle ou collective d'un marché. Cette recherche s'appuie sur un travail ethnographique de trois années au sein d'un conseil Départemental, une analyse d'archives (100 contrats) et une analyse secondaire des données depuis 2008 (documents internes à l'organisation). En participant directement au quotidien du service en charge de produire les marchés publics d'une collectivité territoriale, j'ai pu saisir l'activité technique (Dodier, 1995) d'écriture d'un marché. En suivant le marché au cours de sa production, je montre que ce travail invisible (Star et Strauss, 1999) repose sur des intermédiaires du droit (Pélisse, 2014), dont la règle juridique est un outil pratique mobilisé en action plutôt qu'un savoir ou une connaissance professionnelle à appliquer.