Le fantastique de Buzzati: le choix d'une crise au carré Il fantastico di Buzzati: la scelta di una crisi al quadrato Fr It

Résumé Fr

Le fantastique de Buzzati : le choix d'une crise au carré Le terme de « crise » revêt très souvent une signification négative et semble synonyme de dérèglement, de chaos, de perte de sens, de remise en cause et d'incapacité à trouver une issue. Employé dans différents secteurs de l'activité humaine (économie, industrie, écologie, arts, culture, sciences), dans les relations humaines (relations internationales, conflits, vie en société, relations entre générations...), dans le rapport à soi (foi, identité, liens familiaux...) il a souvent en toile de fond une idée de cassure, de chute exceptionnelle, hors du flux normal des événements. Or cette acception n'est que partielle et laisse de côté les sens et les emplois premiers du terme qui ne sont en rien négatifs. Qu'il s'agisse du sens juridique, politique ou médical, chez les Grecs la crise implique l'idée d'un choix, d'une décision, fruits d'une réflexion et d'un jugement. Le moment critique est celui où, après l'examen d'un objet, on est à même d'exercer son jugement, de trancher dans un sens ou dans l'autre ; il s'agira ainsi d'établir quel est le jugement juste ou injuste, quelle est la bonne directive gouvernementale à prendre, quelle est la meilleure thérapie à appliquer dans la phase (critique) de la maladie où se décide son évolution ; le sens théologique chrétien est assez proche : il s'agit du moment du partage entre élus et damnés, où s'accomplit la promesse du salut, celui où se réalise le pari fait la vie durant en vue du jugement dernier, aboutissement et fin de l'humanité. L'enjeu essentiel de la crise est donc de tabler sur le futur d'une situation donnée ; si l'on s'arrête aux sens premiers du terme, la notion de crise n'implique en soi aucune idée d'exception ou de rareté. Même lorsque l'on passe au sens moderne du terme, la crise n'en devient pas pour autant simple synonyme d'accidents et de dérèglements passagers. C'est avec Rousseau que l'idée de diagnostic et de choix laisse la place à celle de bouleversement marquant la fin de ce qui précède et annonçant la possibilité d'un nouveau commencement ; de fait Rousseau déclare dans L'Émile : « nous approchons de l'état de crise et du siècle des révolutions » 1. Nous ne rentrerons bien évidemment pas dans le détail de la portée de cette phrase dans la pensée du philosophe, mais elle nous semble importante pour montrer le changement de sens du terme "crise" qui se prolongera aux XIX e et XX e siècles. Toutefois une partie de la nouvelle acception a été comme oblitérée : avec Rousseau et à sa suite, la crise indique certes un moment de rupture mais n'est pas forcément une catastrophe ; elle peut être porteuse d'espérances et surtout acquiert un rôle nécessaire et salutaire aux événements, elle est une sorte d'accélérateur du temps historique. Ainsi la crise apparaît-elle comme une figure positive, féconde et régénératrice qui ressemble à la fièvre. En resserrant notre champ d'investigation à la sphère de la pensée et de la création, nous pouvons ajouter que dès qu'il y a un moment fondateur c'est qu'il y a crise ; de fait quand la pensée ou l'art entrent en crise, trouvent leurs limites, il faut rechercher un nouveau modèle, de nouveaux discours pour qu'émergent une nouvelle pensée, un nouvel art. Par ce bref aperçu de la polysémie de la crise, nous voyons qu'elle s'inscrit toujours dans une temporalité et marque un avant et un après, une scission entre deux temps due à une décision née d'un jugement et devant mener à une amélioration si la bonne option a été choisie. Il s'agit donc d'opter pour la meilleure solution, être capable de cerner l'occasion favorable