1995
Cairn
Odile Krakovitch, « Le Silence des théâtres sur la drogue et l'alcool : autocensure ou censure ? », Sociétés & Représentations, ID : 10670/1.d8g0us
Une seule pièce sur l'opium. Quelques drames sur des jeunes gens noyant leur ennui dans l'alcool. Deux ou trois mélodrames dénonçant le refuge au cabaret de l'ouvrier accablé de misère. Et c'est tout jusqu'en 1879, date de la représentation de L'Assommoir. Pourquoi un tel silence ? A cause de l'auto-censure que s'infligèrent les auteurs de 1830 à 1850 dans leur souci de présenter au peuple une image de lui même valorisante et pédagogique ; puis à cause de la censure que s'imposa le Second Empire, dès avant le coup d'Etat, sur tous les thèmes sociaux et socialisants. Le théâtre au XIXème siècle eut un rôle pédagogique que personne ne nia jamais, ni les auteurs, ni les gouvernements et les publics, ni les critiques et les censeurs. Impossible donc, de 1830 à 1850, de présenter un ouvrier ivre. Au contraire, et c'est la seconde raison de l'auto-censure des dramaturges, avec l'essor du mélodrame social s'instaure l'habitude d'opposer l'ouvrier honnête, travailleur, au patron noble et ignoble, dilapidant l'outil de travail : usine ou propriété agricole. Le vice ne provient que de deux causes : l'amour des femmes ou l'âpreté au gain, l'argent trop facilement gagné. Sous le Second Empire, la censure remplaça l'auto-censure. Sensible à l'influence qu'eut le mélodrame sur l'éclosion du socialisme et de la Révolution de 1848, Napoléon III refusa toute représentation de lutte de classes, de conflits sociaux. La dépravation se situe dans la bourgeoisie, a pour cadre la Bourse et les salons. La prostitution est le thème au delà duquel on ne peut pas représenter la misère, sinon la censure intervient. C'est pourquoi L'Assommoir, présenté à L'Ambigu comique en 1879, fit scandale et bouleversa l'opinion, encore plus que le roman paru deux ans auparavant, en ce siècle infiniment plus sensible à la parole, au spectacle, qu'à la lecture.