13 décembre 2023
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Benjamin Quénu, « Construction d'une littérature multinationale ou impérialisme linguistique ?: Traduire la langue russe dans l'Ouzbékistan soviétique (1924-1953) », HAL SHS (Sciences de l’Homme et de la Société), ID : 10670/1.d9f29c...
La présente conférence explore la manière dont les traductions du russe vers l'ouzbek se sont transformées, à la fois quantitativement et qualitativement, des années vingt à la mort de Staline.Activité libérale dans les années vingt, la traduction du russe vers l'ouzbek poursuit des logiques précoloniales, notamment celles des réformistes musulmans qui cherchaient à accumuler le plus de capital culturel possible dans une perspective d'émancipation, voire d'autonomie. Cette "traduction-accumulation" (Danielle Casanova) rencontre la politique soviétique de puissance, qui cherche une assise au travers des traductions vers le russe de la "culture mondiale", l'URSS se faisant son gardien. Les traductions depuis la langue russe, dans ce contexte, sont insérées dans un paysage culturel plus vaste de traduction des littératures européennes vers l'ouzbek.La constitution d'une corporation des écrivains avec l'Union des Écrivains, mise en place dans la RSS entre 1932 et 1934, transforme la traduction en activité encadrée. Néanmoins les contraintes restent dans un premier temps modéré et ne s'accompagnent pas d'une hausse de la proportion de textes traduits depuis le russe. Les traductions de l'ouzbek vers le russe, en revanche, connaissent un essor à travers les commandes, dans une logique de traduction-consécration. C'est véritablement avec la mise en place des jubilés, dont le jubilé pansoviétique Pouchkine est le prototype en 1937, que la rupture a lieu. Ces jubilés visent à créer une culture multinationale et promeuvent l'amitié entre les peuples, mais les auteurs russes sont surreprésentés dans ce nouveau canon soviétique. Cette promotion spécifique de la culture russe se traduit aussi dans une proximité supérieure avec la source dans les traductions du russe vers l'ouzbek. Parallèlement, le contexte de la Grande Terreur attribue de nouvelles fonctions à la traduction. Elle peut constituer une démonstration de loyauté envers le régime, à forte valeur apologétique - et ce quelle que soit la langue source -, un refuge et une activité de repli pour les vulnérables et les exclus, ou encore une résistance, dans le choix des textes ou dans les intertextes. La Seconde guerre mondiale voit à compter de 1942 les élites intellectuelles des zones occupées, dont celles de Saint Pétersbourg, se rassembler à Tachkent. La période est l'occasion de nombreuses productions à quatre mains et d'une grande promotion de la littérature ouzbèque par les traductions vers le russe, très encadrées et encouragées par l'Union des Ecrivains de la RSS. Dans le même temps, les traductions vers l'ouzbek se détournent des classiques russes et leur préfèrent des textes contemporains, souvent choisis par les traducteurs, en fonction des goûts et affinités plus qu'en fonction de la commande.Cette relative liberté dans la traduction et la politique de promotion de la littérature ouzbèque perdure dans l'immédiat après-guerre mais la pression du nationalisme russe devient trop forte à compter de 1949. Les traductions en sont durement affectées. Alors même que dans une traduction vers le russe prévaut désormais la "libre traduction" qui met le traducteur au rang de l'auteur, si bien que rester trop fidèle à la source est une faute politique envers la langue du prolétariat, les traductions depuis le russe sont minutieusement vérifiées et tout écart traqué dans des traductions inversées. Alors que commence la campagne contre le cosmopolitisme, qui réduit le champ des possibles en écriture, la traduction n'est même plus un repli possible puisque tout écart à l'original russe devient une faute et une marque de nationalisme ouzbek qui peut valoir condamnation. Beaucoup de traducteurs préfèrent même ne plus rien rendre, et ces contraintes ne sont levées que durant la déstalinisation, qui marque la fin de cette inégalité criante de traitement entre les langues, laquelle peut être qualifiée de néocoloniale.