20 janvier 2022
https://www.openedition.org/12554 , info:eu-repo/semantics/restrictedAccess
Anne-Marie Brisebarre et al., « Evolution of nomadic and transhumant pastoralism in Morocco », Publications scientifiques du Muséum national d'histoire naturelle, ID : 10670/1.diuqfp
Évolution du pastoralisme nomade et transhumant au MarocLe pastoralisme tient une place importante dans le paysage agropastoral du Maroc : favorisé par la disponibilité de terres de parcours qui couvrent une superficie de 62 millions d’hectares, il prend plusieurs formes, selon le type et l’amplitude de sa mobilité — nomade, semi-nomade, transhumant — avec une constante : les troupeaux sont la propriété privée des familles tandis que les parcours sont le plus souvent appropriés collectivement par une tribu ou une de ses fractions. D’après le recensement de 1935 de la partie du Maroc sous Protectorat français, la population s’élevait alors à 6.245.000 personnes, 16 % des ménages vivant sous la tente. En 2014, 25.274 personnes étaient encore nomades, correspondant à 4.044 ménages, contre 68.540 en 2004, soit une baisse de 63 %.Le pastoralisme dans tous ses étatsLes diverses formes de pastoralisme marocain sont des archétypes rendant peu compte de la complexité de ces activités et des multiples réalités que l’histoire de chacune d’entre elles a forgées.Toujours présente sur les versants nord et sud du Haut Atlas, la transhumance est pratiquée sur certains alpages d’altitude appelés « agdal », le verbe berbère « gdel » signifiant faire paître le bétail dans une prairie. Les agdals les plus réputés se trouvent dans le nord du Haut Atlas, au sud de Marrakech (Agdal d’Oukaïmeden, de Tichka et du Yagour), dans le Haut Atlas oriental (Agdal n’Islan près d’Imilchil) et dans le Haut Atlas central (Agdals forestiers des Aït Bouguemmez).Soumis à un régime saisonnier de mise en défens des parcours, l’agdal est placé sous l’autorité d’un saint protecteur : les pasteurs transhumants ne peuvent y entrer que collectivement, lorsque la date d’ouverture a été décidée ; il leur est interdit de mettre en culture des portions de ces pâturages. Cette discipline collective s’est révélée être un mode de gestion efficace des ressources naturelles. Dans les territoires du Moyen Atlas autour des principales villes (Azrou, Timahdit, Ifrane, Boulemane et Khénifra), des éleveurs, dont le genre de vie était alors très proche du nomadisme saharien, sont venus s’établir au XIVe siècle.Dans la première moitié du XXe siècle, ces pasteurs y pratiquent un semi-nomadisme : ils continuent à vivre sous la tente et effectuent des déplacements saisonniers entre la montagne (jbel) et la plaine (azaghar) du Saïs autour de la ville de Meknès.Durant la colonisation française de grands espaces de pâturages des plaines ont été vendus : ils ont alors changé de destination et ont été cultivés. Les pactes pastoraux de réciprocité entre les tribus de la plaine et celles de la montagne ont été rompus. Le cycle des mouvements de troupeaux s’est donc modifié, passant du semi-nomadisme à la transhumance. Les familles se sont fixées dans des habitats en dur, la tente ne servant plus qu’au moment de l’estivage.Le nomadisme est pratiqué à l’Est dans les steppes de l’Oriental, à la frontière de l’Algérie, dans un territoire qui s’étend de Ain Bni Mathar jusqu’à Figuig en passant par Bouarfa. Il est aussi présent dans les régons présahariennes du Sud-Est autour des agglomérations d’Errachidia et Ouarzazate, ainsi que dans celles englobant Tan Tan, Guelmim et Tata, et au Sahara dans les immenses espaces autour de Oued Eddahab, Laâyoune, Es-Smara, Boujdour, Assa Zag.Les configurations de ces aires de nomadisme ont beaucoup changé à travers l’histoire comme le montre l’exemple de l’Oriental, haut plateau steppique. Les nomades y distinguent « tahoual », déplacement au sein d’un même parcours, et « tarhal » ou « rahla », déplacement de grande amplitude à l’intérieur du territoire tribal. La mobilité transnationale entre le Maroc et l’Algérie n’existe plus depuis la fermeture en 1994 de la frontière entre ces deux pays.En cas de forte sécheresse, certains grands éleveurs sortent des limites territoriales de leur tribu et reprennent un nomadisme de sécheresse, « rihlat al jafaf », déplaçant leurs troupeaux en camion vers les régions de Ouarzazate et du Gharb où ils louent des chaumes et des jachères auprès des agriculteurs. .Menaces sur le pastoralisme et resilienceDiverses menaces mettent l’existence de la mobilité pastorale en péril. Cependant, depuis quelques décennies, les pouvoirs publics ont pris conscience des risques socio-économiques et politiques si les populations de pasteurs demeuraient en marge du développement du pays.Elles concernent le non-respect des règles de fonctionnement collectif de l’agdal. La date d’ouverture des parcours, jusqu’alors fixée après constatation de l’état de la végétation par les représentants des fractions tribales, est de plus en plus souvent annoncée par l’administration sous la pression des grands éleveurs. Des portions de ces terres de parcours sont privatisées pour y construire des habitats en dur, maisons et bergeries, que des éleveurs de la tribu, ou des étrangers, occupent à l’année. D’autres parcelles sont mises en culture grâce à l’irrigation et aux fertilisants. La coupe massive du bois, pour un usage domestique (chauffage, ébranchage pour la nourriture des bêtes) et surtout pour l’industrie, met en péril la forêt qui sert temporairement de pacage aux troupeaux. Tous ces changements dans la gestion jusqu’alors collective de l’agdal risquent de provoquer le surpâturage des parcours.Sur le versant nord du Haut Atlas, les transhumances estivales se maintiennent. Mais ce genre de vie, menacé d’abord par le désintérêt des autorités techniques responsables de l’encadrement de l’élevage, est confronté à une conception du développement qui voit dans cette mobilité un archaïsme, rappelant le passé tribal et se dressant comme un obstacle à l’édification d’une nation moderne. Des projets de transformation des parcours en station touristique de luxe ont vu le jour, par exemple sur l’emplacement de l’Agdal d’Oukaïmeden, alors que les habitants du Haut Atlas ont une autre conception du développement intégrant tourisme rural et activité pastorale.Dans la région steppique de l’Oriental et les zones présahariennes et sahariennes le nombre des troupeaux nomades, qu’il s’agisse d’ovins ou de dromadaires, est en forte diminution. Certains sont entre les mains de grands éleveurs dont la famille a fait le choix de la sédentarisation pour permettre la scolarisation des enfants et l’accès aux structures de soins. Ces élevages sont conduits dans le cadre d’entreprises très lucratives.Dans le Souss, les plaines situées au pied du versant sud du Haut-Atlas, où se situe la réserve de biosphère de l’arganeraie, sont envahies par des nomades qui remontent du Sahara occidental ou de la région de Ouarzazate. Depuis 1996, de nombreux conflits ayant trait à la gestion de l’espace ont fait s’affronter les éleveurs et les agriculteurs sédentaires qui dénoncent la dégradation de leurs cultures et de la forêt par les troupeaux. Ces affrontements sont à l’origine de la Loi pastorale, promulguée en 2016, qui réglemente la transhumance.De grands projets, soutenus par un financement étatique grâce à des prêts obtenus auprès d’organismes internationaux (Banque mondiale, FIDA, PNUD...), ont inscrit dans leur agenda la modernisation de l’élevage par la conservation ou la réhabilitation de la mobilité pastorale, l’organisation des éleveurs au sein de coopératives, l’amélioration des terres de parcours, la sélection des troupeaux, la complémentation et l’engraissement des animaux, la vaccination et les soins vétérinaires... Les plus emblématiques sont le Projet de Développement des Parcours et de l’Élevage dans l’Oriental (PDPEO) qui a connu deux phases (1990 et 2002) et le Projet de conservation de la biodiversité par la transhumance sur le versant sud du Haut Atlas (CBTHA), lancé en 2001 pour 7 ans. Dans le cadre du PDPEO, la principale innovation a été la création des coopératives ethno-lignagères auxquelles participent tous les ayants droit sur la base des affinités ethniques. Elles fournissent à leurs membres des services moyennant rémunération : utilisation de camions pour le transport du cheptel et des aliments pour le bétail, gestion des zones mises en défens et des infrastructures d’abreuvement, participation aux campagnes de vaccination du cheptel, commercialisation des produits de l’élevage comme la laine...La nouvelle stratégie de développement de l’agriculture, dite Plan Maroc Vert et lancée en avril 2008, apporte son soutien à l’élevage en l’organisant en filières. La filière cameline (200 000 têtes contre seulement 3 000 en 1976) a bénéficié de financements importants. Pour 70% des populations des provinces du Sud, cet élevage est la principale source de revenus. De nombreux éleveurs, jusqu’alors nomades, se sédentarisent et installent des étables de chamelles laitières dans les zones périurbaines, confiant le troupeau à un berger salarié.Depuis quelques décennies, le pastoralisme marocain est encadré par l’Association Nationale Ovins et Caprins (ANOC), organisme professionnel qui aide les éleveurs à sélectionner et améliorer les races rustiques locales adaptées aux différents milieux (race Timahdit dans le Moyen Atlas ; Bni Guil dans l’Oriental ; Sardi sur les plateaux de l’Ouest ; Boujâad sur les plateaux de Kasba Tadla ; D’Man dans les oasis…). Ce faisant l’ANOC a contribué au changement des modes de conduite des élevages pastoraux, mais a aussi encouragé le développement d’un élevage sédentaire intensif pour l’embouche.L’ANOC a aussi permis l’obtention du label IGP (Indication Géographique Protégée) pour l’agneau Laiton, âgé de 90 à 120 jours, dont le poids est compris entre 28 et 35 kg. Il doit être issu du croisement entre une brebis de race locale et un bélier sélectionné Ile de France, Mérinos Précoce ou Lacaune.ConclusionSur les hauteurs atlasiques la transhumance, liée à une économie familiale de subsistance, s’est maintenue : malgré certains changements, les rapports d’échange et de coopération entre éleveurs persistent.À l’inverse, dans les plaines de la façade atlantique ou de l’intérieur du pays, la mise en valeur agricole des parcours au travers de grands projets hydro-agricoles ou du fait de l’incitation au développement des cultures intensives, a été fatale au nomadisme. Par conséquent, celui-ci a soit complètement disparu de ces régions au cours du XXe siècle, soit il s’est maintenu dans les marges sous des formes résiduelles.Dans les steppes de l’Oriental, mais aussi dans une moindre mesure au Moyen Atlas, l’élevage pastoral tend vers une économie de marché de type capitaliste. Les transformations des modes de conduite des troupeaux amènent les grands éleveurs à se comporter en entrepreneurs et à développer un comportement individualiste. La coopérative pastorale ethno-lignagère prend peu à peu la place de la tribu : d’ayants droit les éleveurs sont transformés en clients.Dans les régions présahariennes et sahariennes, l’élevage camelin a suivi la même évolution : sédentarisation des familles, troupeaux de grands propriétaires gardés par des bergers salariés, mais aussi installation d’étables de chamelles laitières aux portes des villes. Selon Pierre Bonte, dans ce contexte de modernisation de l’élevage et de remplacement des caravanes chamelières par des camions, le grand nomadisme camelin n’existe plus. Il propose de parler de mobilité plutôt que de nomadisme. Cependant il souligne l’attachement identitaire à la tente et à la possession de camelins, cette « culture de la badiya » qu’il a observée au Sahara occidental comme en Mauritanie.