27 mai 2024
Open Access , http://purl.org/eprint/accessRights/OpenAccess
Marion Bet, « Les Essais de Montaigne : naissance de l’identité et de la réflexivité sociale modernes. », Theses.fr, ID : 10670/1.e18a3f...
Ce travail ambitionne de montrer que l’identité constitue un point d’entrée décisif pour comprendre la manière dont Montaigne élabore une « anthropologie socialisée », c’est-à-dire une définition de l’homme qui prenne en compte ses affiliations sociales et culturelles, et leurs effets dans ce que nous pourrions appeler « l’être-soi ». Ce que nous gagnons ainsi avec Montaigne, c’est la reconnaissance du rôle émancipateur de la réflexivité et de l’auto-description éclairée, qui fait jour sur les déterminations qui nous informent. Nous gagnons également la reconnaissance de nos interconnexions avec le reste du vivant, et la Création – ce qui donne matière à penser pour une réflexion écologique ultérieure : discréditant les fondements de l’anthropologie naturaliste selon lesquels l’homme jouit d’une position à part et du privilège de sa « raison » pour maîtriser les phénomènes et s’extraire de l’animalité, Montaigne rappelle l’homme à sa ressemblance au non-humain, comme il opère dans un même geste la naturalisation de l’homme et la socialisation de la nature. L’anthropologie socialisée de Montaigne aboutit néanmoins également à une tension, puisque la connaissance de nos déterminations consiste en la prise de conscience d’une servitude. Informés de nos appartenances, nous nous confrontons nécessairement à cette interrogation, apparemment insurmontable, qui servira de fil conducteur à notre travail : comment Montaigne peut-il revendiquer un quelconque programme de liberté, alors qu’il ne cesse de réaffirmer la composante sociale, c’est-à-dire contrainte et réglée, de notre identité ? Comment atteindre à l’émancipation, si l’être-soi se caractérise par une plasticité telle qu’il absorbe et reçoit toute forme de normativité extérieure à lui, y compris celle du corps et de la nature ? Le problème posé par les Essais serait ainsi le suivant : devenus réflexifs, et ayant accédé à une connaissance plus approfondie de nous-mêmes, nous ne pouvons que faire le constat de notre porosité aux normes extérieures, et à l’impossibilité d’un acte d’auto-fondation. Comment s’extraire d’une telle aporie ? Il s’agira de montrer que le savoir initié par Montaigne porte finalement en lui-même, bien que virtuellement, une potentialité politique puissamment émancipatrice dans la mesure où il promet l’accès de tous aux ressorts profonds qui les meuvent. Devenus conscients des institutions sociales qui nous animent, nous devenons capables de les réorganiser plus librement, et de reconnaître l’importance des affiliations sociales dans l’élaboration d’une personnalité, d’une individualité. A aucun moment, en effet, la pensée de Montaigne n’aboutit-elle au désir de sécession sociale définitif. Bien au contraire, l’auteur des Essais ne cesse de suggérer combien l’humanité désocialisée (concept par ailleurs impensable), délestée de ses coutumes, est une humanité atrophiée, en marge. La lecture des Essais ouvre ainsi la voie à une prise critique sur le devenir historique des sociétés modernes, de même qu’elle expose une définition plus riche de ce que signifie la liberté dans un contexte de réflexivité sociologique augmentée. Elle remédie enfin à l’antinomie ruineuse entre individuation et socialisation, en soulignant leur immixtion incompressible. Ultimement, ce travail offre de montrer l’importance de Montaigne dans la généalogie des sciences sociales occidentales : non pas que l’auteur des Essais puisse être appréhendé comme un « proto-sociologue », mais il contribue, par l’inauguration d’une nouvelle forme de réflexivité sociale ainsi que sa problématisation d’une liberté moderne en butte avec l’hétéronomie, à engager la réflexion sur la dimension construite et non-monadique de l’identité, et une compréhension sociologique de l’individualisme. Ce faisant, il devient la démonstration vivante que l’acte descriptif des sciences sociales peut s’épanouir en une réflexion renouvelée sur la norme, et qu’il s’articule à la promesse de transformer nos collectifs.