Freud et l’historiographie révisionniste. Sur l’appropriation stratégique du discours épistémologique.

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Arthur Massot, « Freud et l’historiographie révisionniste. Sur l’appropriation stratégique du discours épistémologique. », HAL-SHS : sociologie, ID : 10670/1.ewxihr


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Que devient la « science de la science » (c'est-à-dire les productions des philosophes, historiens ou sociologues des sciences) une fois exportée hors de son champ d'origine ? Autrement dit, comment les théories épistémologiques sont-elles reçues et utilisées par des non-épistémologues (en premier lieu, les scientifiques) ? Nous nous proposons d'aborder cette question à partir d'une étude de cas, celui de la mobilisation de référents épistémologiques par certains historiens de la psychanalyse. Si la psychanalyse a toujours fait l'objet de contestations, celles-ci ont connu un acmé à travers une série de polémiques dans les années 1990 (aux États-Unis) et 2000 (en France) (Lézé, 2017). Les critiques adressées à la psychanalyse revêtaient plusieurs formes : scientifique, épistémologique et historique. Les critiques historiques ont été portées par les historiens dits « révisionnistes », qui cherchaient à déconstruire l'image hagiographique que les psychanalystes donnaient alors de Freud. Leur critique s'en prenait en premier lieu à la psychanalyse à travers la personne de Freud lui-même. Certains historiens ont toutefois ajouté à cette critique ad hominem des arguments issus de la philosophie et la sociologie des sciences. Nous allons ici étudier le rôle de ces arguments épistémologiques chez trois historiens de la psychanalyse : Sulloway (auteur de Freud biologiste de l'esprit) d'une part, et Borch-Jacobsen et Shamdasani (auteurs du Dossier Freud) d'autre part. Dans son ouvrage, Sulloway (1981) qualifie la psychanalyse freudienne de « cryptobiologie » : celle-ci, puisqu'elle plonge ses racines dans les sciences naturelles du XIXe siècle, serait une (mauvaise) théorie biologique (qui ne dit pas son nom). Dans des textes ultérieurs, Sulloway (1991, 1994/2005) étaye sa critique de la psychanalyse avec des travaux de sociologues des sciences (comme Latour, Woolgar, Shapin et Schaffer) d'une part, et de philosophes des sciences (comme Grünbaum et Popper) de l'autre. En s'appuyant sur la sociologie, il s'agit d'appréhender la théorie psychanalytique comme une « construction sociale » ; avec la philosophie, de montrer que celle-ci ne répond pas à certains critères de scientificité. L'argumentation de Sulloway connaît toutefois plusieurs contradictions internes. D'abord, en mobilisant indifféremment Popper et Grünbaum, Sulloway omet de discuter du fait que le second a construit sa critique de la psychanalyse en réfutant la thèse du premier, selon laquelle le modèle freudien ne serait pas falsifiable. Ensuite, le concept de « construction sociale » a été élaboré par des épistémologues et des sociologues dans une volonté de dépasser les approche normatives qui étaient celles de Merton comme des épistémologues classiques (Hacking, 2008). L'usage de ce concept, par Sulloway, à des fins normatives, apparaît ainsi comme contradictoire (Marinelli & Mayer, 2006, p.9). On trouve une contradiction comparable dans l'ouvrage de Borch-Jacobsen et Shamdasani (2006). D'un côté, ces auteurs mobilisent un modèle épistémologique constructiviste, de façon à appréhender la façon dont Freud a « construit » ses théories. De l'autre, ils critiquent ces théories comme n'étant que de purs « artefacts ». Là de même, une tension apparaît entre la position constructiviste des auteurs (qui invite à considérer qu'il n'est de faits que « construits » par le scientifique) et ce jugement normatif (qui dévalorise les théories de Freud pour n'être que de purs « artefacts ») (Castel, 2006, p.207). Les contradictions qui apparaissent dans l'usage que font ces auteurs de la « science de la science » sont éclairantes. Chez Sulloway et Borch-Jacobsen et Shamdasani, les considérations épistémologiques n'interviennent que secondairement, non en vue de mieux appréhender l'objet épistémologique qu'est la psychanalyse freudienne, mais de façon à appuyer un jugement déjà constitué sur celle-ci. Ainsi, l'usage de la « science de la science » par ces auteurs illustre les potentialités stratégiques que comporte tout discours de style épistémologique : « La séduction de ce qu'on appelle l'épistémologie réside […] très souvent dans le fait que, par une espèce de métadiscours à propos de la science […], on s'institue en législateur en matière de pratique scientifique » (Bourdieu, 2015, p.264). Cet aspect stratégique pose plusieurs questions sur le rapport entre la « science de la science » et les disciplines qu'elle peut prendre pour objet. Quelle est la place et le rôle de la première vis-à-vis des secondes ? L'épistémologue peut-il, et doit-il, tenter de contrôler les conditions dans lesquelles ses travaux sont utilisés, parfois d'une façon instrumentalisante, dans d'autres champs ?

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