9 octobre 2015
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Jean-Luc Perillie, « Sophistes et Philosophes : deux types de Paroles, deux types de possession », HAL-SHS : philosophie, ID : 10670/1.flyiom
Dans le Gorgias (481d-482a), Socrate paraît plaisanter quand il dit qu’il aime Alcibiade et qu’il répète toujours ce que lui dicte la Philosophia, celle-ci étant présentée comme son autre grand amour. En cela, ce philosophos se distingue de Calliclès tout en se comparant à lui, car il se trouve que ce dernier aime aussi deux êtres à la fois : le jeune Démos et le Démos-peuple. Or le peuple, dit Socrate, contrairement à la Philosophia, impose une dictature instable, versatile, contrariant sans cesse les opinions personnelles du rhéteur. En dépit du ton léger et plutôt provocateur, il y a tout lieu de penser que le propos revêt une importance capitale. Car se profile une alternative qui est à nouveau présentée d’une manière plus approfondie dans le livre VI de la République entre la theou moira d’un côté et le mega zôion de l’autre : le Gros Animal est effectivement le Démos, censé régir totalement la pensée de « ceux qu’on appelle sophistes » (493a6). Par voie de conséquence, grâce à la République et d’autres dialogues parlant de la theia moira, nous sommes en mesure de comprendre que cette soi-disant dépendance de Socrate envers la Philosophia ne relève ni de la plaisanterie ni même de la métaphore. Il y a là tous les stigmates d’une personnification prenant l’aspect d’une divinisation, voire d’une possession : s’il arrive que le Socrate platonicien se démarque de sa proverbiale ignorance et qu’il en vienne à énoncer une conception positive, une vérité sur le bonheur et la justice, le personnage ajoute aussitôt que ce n’est pas vraiment lui qui s’exprime mais la Philosophia, en tant qu’instance supérieure qui parle à travers lui. Le propos est dès lors consternant : dans un cas comme dans l’autre personne ne maîtriserait le contenu de ses pensées. Socrate, l’homme qui passe pour être le père de la philosophie, ne prétend donc aucunement, si on en croit Platon, maîtriser les opinions qu’il profère (si jamais il lui arrive d’en énoncer quelques unes), pas davantage que des sophistes, présentés de leur côté comme des « mercenaires » du Gros Animal. La distinction entre sophistes et philosophes se ramènerait finalement à une différence entre Paroles qui dépassent les individus de part et d’autre et qui s’imposent à eux. Les sophistes, en réalité, ne feraient que justifier la doxa, la vision commune, alors même qu’ils croient pouvoir la manipuler. S’il s’avère cependant que quelques individus parviennent à échapper à cette pression écrasante, ce n’est pas du tout en vertu d’une pure recherche rationnelle émanant de soi-même, mais d’abord parce que, selon la part divine (theia moira), ces hommes-là appelés philosophoi ont été conduits vers la vérité. La science (epistèmè) ne peut ainsi se développer que sur la base d’une orientation exceptionnelle impliquant l’orthè doxa. Les philosophoi sont d’abord des theioi andres (Sophiste, 216b9-c2). Leur tâche est de chercher à rendre compte (didonai logon) des opinions vraies qui se sont imposées à eux par theia moira.