2020
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Laurent Thirouin, « La maladie d’Ivan Ilitch. Tolstoï lecteur de Pascal », HAL-SHS : philosophie, ID : 10.15122/isbn.978-2-406-10396-7.p.0081
Comme l’a toujours perçu la critique, La Mort d’Ivan Ilitch est habitée par Pascal. La proximité qu’entretient Tolstoï avec l’écrivain français n’est pas d’ordre savant. Il n’y aurait pas d’intérêt ici à mesurer une influence, en pesant des emprunts, en repérant des citations tacites. Le dialogue qui s’instaure entre le récit de Tolstoï et les Pensées relève moins d’une intertextualité que d’une intimité créatrice. Mais cette intimité elle-même peut être considérée avec plus de précision qu’on ne l’a fait jusqu’à présent. Indice de son intelligence profonde du texte français, Tolstoï reconstitue par son dispositif narratif une liasse des Pensées (« commencement ») dont tous les éléments étaient dispersés au sein des éditions qui s’offraient à lui. Mais surtout, il exploite dans sa nouvelle les potentialités narratives de la célèbre notion de divertissement : comment un jeu futile (tel le jeu de cartes) parvient à occuper la vie et masquer les enjeux véritables de l’existence ; comment les tracas eux-mêmes peuvent être exploités à des fins de divertissement. Une lecture attentive de la nouvelle permet de retrouver la richesse du concept pascalien, dans toute sa précision structurelle et dans les oppositions fines qu’il met en œuvre (entre l’intérieur et l’extérieur, entre le petit proche et le grand lointain). Un dernier plan enfin relève de l’imprégnation pascalienne : la dimension sociale du divertissement. La société contribue à l’illusion, et les hommes sur ce point se procurent un secours mutuel. Le divertissement n’est pas seulement une stratégie individuelle, une conduite d’évitement à des fins de confort personnel, mais le résultat d’une volonté commune : une comédie mensongère partagée. La nouvelle exprime ce déni métaphysique, à travers l’impossibilité pour l’entourage du héros de prendre acte de sa maladie mortelle.Le divertissement est une réalité très concrète. Ce n’est pas une grande théorie (le divertissement au sens pascalien du terme comme on se sent trop souvent obligé de le qualifier), mais des actions, des cartes à jouer, la perspective d’un chelem, un déboire professionnel… Il faut un romancier pour en rendre la substance et le scandale, pour en restituer toute la puissance désastreuse et stupéfiante. C’est en cela que la nouvelle de Tolstoï est exactement pascalienne.