31 mars 2022
Théodora Psychoyou, « « Le “mathématicien-musicien” versus le “jugement de l’oreille” : empirisme musical et nouveaux paradigmes de théorisation en France au XVIIe siècle » », HAL-SHS : histoire, philosophie et sociologie des sciences et des techniques, ID : 10670/1.gpjdyn
Théodora PsychoyouLe « mathématicien-musicien » versus le « jugement de l’oreille » : empirisme musical et nouveaux paradigmes de théorisation en France au XVIIe siècleTout au long du XVIIe siècle, marqué par la révolution scientifique, par la mise en crise de la scholastique médiévale et plus généralement des autorités du passé, par les restructurations de l’ordre des savoirs et donc des organisations disciplinaires, le statut du domaine de la théorie musicale tout comme celui du théoricien lui-même s’est également, graduellement, modifié ; cela évolue vers une présence de plus en plus importante de « praticiens » parmi les acteurs du discours sur la musique. Plus encore, certains fondent la légitimité de leur parole sur leur statut de professionnel de la pratique musicale : maîtres de musique, instrumentistes, chanteurs ou compositeurs. Le facteur Jean Denis, le compositeur Guillaume Gabriel Nivers, le maître de musique Annibal Gantez ou le musicien et pédagogue Etienne Loulié, parmi d’autres, se sont clairement exprimés dans ce sens. Ils appellent de leurs vœux la formulation d’un discours efficace, fonctionnel et pratique, et c’est leur qualité professionnelle qui garantit leur autorité dans ce domaine. En effet, ils opposent leur discours à celui – théorique et spéculatif – des philosophes, qui ne sont eux-mêmes pas musiciens et qui n’ont pas la même autorité pour aborder à des questions pratiques telles les règles de composition, les évolutions de la modalité, la solmisation, l’apprentissage du chant et des principes de la musique. Certains versent à la polémique : dès le milieu du siècle, Jean Denis, Annibal Gantez et d’autres, jusqu’à Loulié lui-même à la fin du siècle, attaquent les « théoriciens » en mettant en question la légitimité de leur parole sur certains sujets touchant à leur expertise.Dans un contexte, de surcroît, de querelle des Anciens et des Modernes, Étienne Loulié, comme d’autres musiciens qui se sont intéressés à la théorie, et dans la construction de leur propre légitimité dans le domaine du discours sur la musique, assimilent les théoriciens qui ne pratiquent pas la musique et tout particulièrement les mathématiciens aux Anciens, et à un système de pensée révolu. Inversement, les « musiciens qui raisonnent » se pensent comme des Modernes. En phase avec les principes d’expérimentation de la science moderne, réflexifs, ils sont – bien plus que n’a pu l’être Descartes prêtant ainsi le flanc à la critique –, capables d’entendre puis de rationaliser l’écoute. La démarche de Loulié est particulièrement représentative de cette attitude, telle qu’il l’exprime à plusieurs endroits de ses ouvrages, comme dans ses papiers manuscrits, ainsi que cette communication s’attachera à le démontrer.Le critère premier de l’expertise du Musicien demeure le « jugement de l’oreille » : cette assertion qui évidente – tautologique même pour un musicien – constitue aussi une expression fondamentale de l’empirisme et, sur le plan méthodologique, le medium sine qua non du protocole des sciences expérimentales, tel qu’il s’établit tout au long du XVIIe siècle. Celui-ci consiste à faire de l’expérience un argument scientifique et en cela, au sein des disciplines du Quadrivium, la musique en est la plus expérimentale par essence. Ainsi la légitimité du musicien rejoint la démarche scientifique la plus moderne.Passionné par les questions théoriques et scientifiques, proche même de l’Académie royale des sciences et de Joseph Sauveur (le fondateur sur le plan disciplinaire au sein de l’institutionnel de l’acoustique), Loulié s’exprime du point de vue du musicien – et il revendique cette position à plusieurs endroits dans ses écrits –, un musicien qui cherche à mettre en évidence l’intelligence de la pratique. Et sa démarche est, de fait, fondée sur l’expérience de la musique, comme le donnent à voir les exemples qu’il propose, et les commentaires qui les accompagnent.Dans cet ordre d’idées, Loulié nous livre aussi son idéal du musicien parfait, lorsqu’il aborde de façon hiérarchisée la relation entre le théoricien et le praticien : le théoricien se situe traditionnellement en haut de l’échelle, mais le musicien qui saura « rendre raison » de son art est placé encore au-dessus, il touche à la perfection. Cet idéal, que Gioseffo Zarlino appelait déjà de ses vœux plus d’un siècle plus tôt dans des passages que Loulié a bien pris soin de copier dans ses propres papiers, prend un tour nouveau, plus impérieux mais plus complexe au XVIIe siècle. On sent l’hésitation dans les très nombreux brouillons et notes de Loulié. Et cette hésitation, sous la plume de Loulié, livre ses origines : elle témoigne du malaise, de la difficulté à aborder les canons nouveaux de la musique de son temps, et notamment la question subjective liée intimement à la pratique de la musique, celle du jugement de l’oreille, comme celle du principe de variété, dont il appartient au musicien d’apprécier le juste équilibre ; cette hésitation vient aussi des contraintes de la mise en place d’une véritable approche pédagogique, à laquelle Loulié tient beaucoup. Rédiger un traité c’est, en premier lieu, s’adresser à un lecteur désireux d’apprendre : le discours théorique est un discours fonctionnel, surtout lorsqu’il quitte les sphères théoriques de la spéculation musicale pour rencontrer la pratique, le geste, le chant, l’atelier du compositeur. Trouver une approche efficace, utiliser un vocabulaire précis et déployer un discours clair et univoque est tout sauf chose aisée en cette fin du XVIIe siècle.Les projets d’ouvrages de théorie musicale restés manuscrits de René Ouvrard, Étienne Loulié ou Sébastien de Brossard constituent des cas emblématiques – malgré leurs nombreuses différences respectives – de cette difficulté d’aboutir, de s’arrêter sur une version définitive, difficulté commune à toute la génération de la fin du XVIIe siècle. Pour Loulié, le « musicien parfait », le praticien qui « sçait rendre raison de ce qu’il fait », peut et doit être formé comme tel. Son approche empirique adopte parfois des chemins déroutants, mais symptomatiques de sa démarche, comme du paysage de la pensée théorique de son temps.Les synthèses que nous proposons dans cette communication seront étayées par une argumentation issue en grande partie des écrits d’Etienne Loulié, imprimés comme manuscrits, et complétés par plusieurs exemples d’autres auteurs (Nivers, Brossard, Ouvrard, Denis, Charpentier, Masson, etc.), de sorte à donner à voir la façon dont ce changement de paradigme s’est mis en place, et de l’utiliser comme critère pour mesurer la distance et – paradoxalement, en partie – la proximité entre les profils très contrastés des deux théoriciens les plus emblématiques dans le domaine français, chacun en son siècle : Marin Mersenne et Jean-Philippe Rameau.