1 décembre 2021
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Louise Sampagnay, « Le multilinguisme comme religion ? L'au-delà de Babel comme refondation du concept de Sprachverwirrung de Luther à Ferenczi », HAL-SHS : histoire des religions, ID : 10670/1.hwgil8
Cet article réévalue l’imaginaire religieux de la multiplicité des langues par-delà le mythe biblique de Babel. Parallèlement à la progression de l’athéisme en Europe depuis les années 1970 en particulier, des voix littéraires, linguistiques et philosophiques louant le plurilinguisme semblent converger vers une attitude de déférence envers une “loi secrète” mystique régissant les langues, telle qu’elle est évoquée par Derrida dans le Monolinguisme de l’autre (1996) : c’est notamment le cas de George Steiner dans Après Babel (1975), de Claude Hagège dans Le Souffle de la langue (1993) ou de Yasemin Yildiz dans Beyond the Mother Tongue : The Postmonolingual Condition (2012). Est-ce à dire que la langue pourrait se substituer au « sentiment religieux » déclinant (Scheve, Berg, Haken, Ural 2021), et procurer aux cultures européennes une identité commune forgée autour des langues comme objets sacrés ? Sont étudiées à titre d’exemple d’ambiguïté plurilingue les occurrences de la confusion volontaire des langues à travers l’histoire de l’aire germanophone, du terme de Sprachverwirrung dans la Bible de Luther jusqu’à l’oubli auquel a longtemps été condamné Sándor Ferenczi par Sigmund Freud et par Ernest Jones pour son emploi du terme dans Confusion de langue entre les adultes et l’enfant (1932). La récente redécouverte de Ferenczi invite à envisager les adultes comme de potentiels dieux tout-puissants imposant des dogmes linguistico-religieux aux générations suivantes. Un cas particulier est mobilisé dans l’article afin d’illustrer le propos : celui de l’autobiographie d’Elias Canetti, dont « l’histoire d’une vie » (Lebensgeschichte, 1977, 1980, 1985) nous semble cristalliser à elle seule un imaginaire plurilingue à travers l’histoire récente des cultures européennes.