2012
info:eu-repo/semantics/OpenAccess
Leszek Brogowski, « Brecht et Platon : le théâtre comme révolution: Défamiliarisation vs répétition », HAL-SHS : histoire de l'art, ID : 10670/1.j0t2f7
Est-il possible de penser la « révolution mise en scène » comme un événement du « processus révolutionnaire » lui-même, et non pas comme une représentation théâtrale répétitive et répétée ? Telle est la question à laquelle tâche de répondre cet article, écrit pour le colloque consacré à Bertolt Brecht, « La Révolution mise en scène », en posant la problématique qui dépasse le seul contenu dramatique de l’écriture théâtrale de l’histoire révolutionnaire. Tel semble en effet être l’objet des recherches théâtrales de Brecht.Saint-Just était déjà conscient de la nécessité de compléter la révolution sociale, qui vise l’avènement d’une société juste, par une révolution dans la conscience. Une telle révolution est en effet la plus irréversible de toutes : la prise de conscience ne permet pas de faire comme si l’on ne comprenait toujours pas ou comme si l’on ne savait pas… sinon en acceptant le mensonge ou le conformisme.La participation de l’art moderne au processus révolutionnaire consisterait donc à produire cette prise de conscience. L’article défend le choix que fait Brecht de recourir à la réflexion platonicienne sur le théâtre. Brecht comprend que Platon ne condamne pas l’art, mais seulement une certaine façon de le pratiquer. Sa critique platonicienne du théâtre est fondée sur le repérage de l’unique expérience qui se dérobe à la mimésis poétique ou théâtrale, à savoir la pensée. Imitée, la pensée n’en est plus une. C’est là la faiblesse du théâtre pointée par Platon ; Brecht approfondit cette critique. Il ne cesse de répéter que l’identification imaginaire du spectateur avec les person-nages du spectacle est en crise en tant que principe esthétique du théâtre. Pour susciter de la pensée et inciter à l’action, le théâtre doit multiplier les dispositifs qui troublent, retardent, voire empêchent une telle identification, et instaurent une distance, éventuellement critique, entre le spectateur et la pièce. L’attitude critique « consiste, s’agissant […] de la société, à faire la révolution », déclare Brecht. L’ensemble des éléments du théâtre qui suscitent l’attitude critique reçoit chez Brecht la forme de la théorie de Verfremdung, « effet de distanciation » ou de défamiliarisation. Elle est mise en œuvre dans ses propres réalisations, par exemple sous la forme de bandero-les qui participent de l’action, tout comme elles font partie des manifestations d’ouvriers dans la rue. Le modèle brechtien de la défamiliarisation critique, qui propose un dispositif visant une prise de conscience – une révolution « dans les têtes » –, s’oppose donc aussi bien à la mimèsis qu’à la catharsis, et surtout, comme Brecht le répète souvent, au théâtre bourgeois, dont nous sommes toujours encore accablés. La réussite théâtrale, dénouement de la pièce, ce serait pour Brecht, tout au contraire du théâtre bourgeois, l’instauration d’un nouvel ordre social. En s’appuyant sur trois exemples d’événements révolutionnaires sensu stricto : les funérailles de Marat, la mise en scène de Germinal d’Émile Zola au théâtre du Châtelet en 1885 par William Busnach et la première de La Mère de Brecht, l’article se propose d’analyser un ensemble de questions relatives au rapport que le théâtre pourrait instaurer entre l’attitude critique, la prise de conscience, l’autonomie de la pensée et la révolution, en tâchant de pointer à la fois les obstacles construits par la théorie esthétique et les difficultés sur lesquelles butait la pratique théâtrale brechtienne elle-même, et il avance dans ses conclusions une solution qui tient compte notamment de la revendication par le dramaturge de la scientificité et de sa théorie de la défamiliarisation.