1 juin 2018
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Véronique Geffroy et al., « La didactique de la langue des signes française : Naissance ou reconnaissance d’une discipline à part entière ? », HAL-SHS : sociologie, ID : 10.4000/tipa.2653
Dans cet article, nous nous proposons de réfléchir à la branche sur laquelle poser l’étude de la Langue des Signes Française (LSF) et des aspects didactiques qui l’accompagnent. Nous adoptons pour principe que le rôle de toute didactique est d'observer des faits d’enseignement et éventuellement de construire des concepts capables de les décrire. Nous commencerons par regarder comment cette langue, malgré les résistances, est devenue objet d’étude, langue enseignée et langue d’enseignement à l’université. L’histoire de la langue gestuelle en France et des particularités socio-culturelles sourdes a été marquée par des polémiques tenaces. Notre propos ici n’est pas de cerner le particularisme culturel sourd (vécu partagé, sentiment d’appartenance à un groupe de pairs, habitus, stratégies de communication, adaptation à la vie en société, etc.) mais nous garderons à l’esprit que langue et culture sont pourtant indissociables lorsque l’on parle d’enseignement des langues. La LSF, cette « langue des sourds » a connu plus d’un siècle de déni. Longtemps perçus comme un code limité, voire de la pantomime, elle ne pouvait donc pas être prise en compte dans la catégorie langue. Le fait le plus marquant fut le refus généralisé, intervenu en 1880, d’utiliser cette langue visuo-gestuelle dans l’instruction des élèves sourds. Les questions autour de l’éducation des sourds étaient résolument ramenées à la technicité qu’exige l’amélioration du français oral. La production vocale et la lecture sur les lèvres vont ainsi « accaparer » toute l’attention qui aurait pu alors être portée aux contenus scolaires ainsi qu’aux interactions entre professeur et élève(s) sourd(s). De ce fait, une confusion latente a perduré, que Mottez formulait ainsi : « la surdité étant une pathologie, leur langue en serait une aussi » (Mottez, 1979, in Benvenuto, 2006, p. 252). C’est pourquoi la reconnaissance de la LSF comme une langue à part entière, une des langues de France constitue une avancée remarquable au début du XXIe siècle. Ce n’est que dans les années 1960-1970, que des linguistes comme Stokoe et Markowicz (Gallaudet College, Washington DC, États-Unis) ont commencé à étudier la langue visuo-gestuelle des sourds. Dans leur sillage, un chercheur français commence à s’intéresser aux sourds : Mottez, sociologue au Centre des Mouvements sociaux, bientôt suivi par Cuxac (linguiste) en France ou bien encore Grosjean (psycholinguiste) en Suisse. Il a donc fallu attendre le milieu des années 1970, avec le « réveil sourd » pour que la question de la langue d’enseignement dans l’éducation des enfants sourds soit ravivée et que le point de vue inverse de celui qui s’était imposé depuis un siècle se fasse entendre : une authentique relation pédagogique peut s’établir entre des individus « autrement parlants » qui cherchent à se faire comprendre et à comprendre en utilisant une langue qui reflète leur mode de pensée visuelle. Notons de ce fait que les premiers leviers pour une autre éducation des élèves sourds, encourageant le bilinguisme, naîtront des travaux de linguistes qui assistaient alors au développement de mouvements associatifs comme celui de 2LPE (Deux Langues Pour une Education). Après une quinzaine d’années (soit entre 1975 et 1990) de dévoilement, d’espoir ou de découragement, cette langue dont la nature-même reflète le mode de pensée des sourds, aura droit de cité en France. Les chercheurs intéressés par la langue des signes et les sourds ont ainsi cheminé ensemble durant cette période (Geffroy, 2015 ; Mato, 2017). Les outils des historiens, sociologues , psychologues , philosophes , anthropologues et ethnologues contribueront vraiment à poser un regard attentif et nouveau sur les usagers de la LSF, pendant une trentaine d’années. La LSF s’introduira au sein des universités françaises dans un premier temps comme un sujet assez « exotique », et finalement de plus en plus convoité. Le premiers diplôme national s’adressant directement à un public sourds signant verra ainsi le jour en 2004 au sein de la Formation continue de l’université Paris 8. Cette innovation engendrera beaucoup de réflexion sur une didactique de la LSF jusqu’alors peu analysées, tant par les pédagogues sourds ou entendants que les enseignants -chercheurs. Cela dit, la situation complexe et inédite des sourds et de leur langue en France a été difficile à décrire : comment analyser une langue pour laquelle nous n’avons pas de repère linguistique, comment la capturer et en garder la trace ? Comment interroger ses locuteurs que l’ont a ignoré et réduit au silence pendant tant d’années ? L’étude de la LSF et de ses locuteurs dessine, à la fois, un défi scientifique et un bel enjeu épistémologique, du fait quelle exige d’ajuster voire de modifier des concepts faussement évidents. En particulier, « dire en montrant » est inhérent à la surdité (Cuxac, 2000), et cette intention sémiotique s’invite spontanément dans une interaction pédagogique conduite par des pédagogues sourds (Leroy 2010), parce que leur vécu de la surdité leur permet de générer du sens dans une modalité visuo-gestuelle à partir de l’expérience perceptivo-pratique, du fait de repères proprioceptifs spécifiques. Par ailleurs, il nous semble important de poser la question de la représentativité de cette population. En effet, la catégorie « handicap auditif » existe, mais bien souvent elle manque de granularité : les chiffres ne nous disent pas qui est utilisateur de la langue des signes ou pas et à quel degré de compétence, ni l’orientation de son parcours scolaire, etc. Pourtant, ceci constitue un distinguo fondamental et permet d’évaluer tant l’acquisition des compétences de types scolaires, la socialisation que l’estime de soi, pour chacun des dispositifs éducatifs offerts à l’élève sourd et ce sans a priori. Ces remarques montrent combien il serait dommage de se priver du regard qu’une didactique spécifique à la langue des signes pourrait apporter, tout en accompagnant les choix éducatifs sur des critères plus objectifs que passionnels. En effet les conséquences des choix éducatifs sur la scolarité des sourds et la transmission atypique de la LSF plaideraient ainsi en faveur d’une didactique qui lui soit dédiée, et articulée autour de plusieurs axes d’études : acquisitionnel, cognitif, linguistique, pédagogique… En conclusion, nous souhaitons nuancer nos propos puisque les questions soulevées autour de ce sujet ne peuvent trouver toute leur place au sein d’une didactique de la LS. Il est donc souhaitable d’avoir une visée internationale et transdisciplinaire, en collaborant par exemple avec les Deaf studies d’autres pays (éventuellement et à défaut les Disabilities Studies), afin d’objectiver ensemble ce que l’usage d’une langue à modalité visuo-gestuelle apporte à la didactique des langues et à la didactique des diverses disciplines scolaires. Compte tenu qu’un lien fort existe entre les diverses langues sourdes de chaque pays, réunir ensemble différentes didactiques des langues signées permettrait une réflexion plus détachée autour de la surdité et d’envisager ainsi d’autres façons d’enseigner.