Un étrange apôtre. Réflexions sur la question Badiou

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Compte rendu critique du libelle d’Alain Badiou, Circonstance, 3. Portées du mot « juif » (lequel inclut un article de Cécile Winter intitulé « Signifiant-maître des nouveaux Aryens ») ; cet article est le pendant du compte rendu sur le livre de Jean-Claude Milnert (Les Penchants criminels de l'Europe démocratique), paru dans la même revue trois ans plus tôt. On se situe ici à l’extrême opposé de l’ouvrage de Jean-Claude Milner, mais c’est la continuation d’un même débat et, finalement, une mythologie inversée. Milner se plaignait de la mise à l’index du « nom juif », au lieu que Badiou se désole de ce que le « mot juif joue désormais le rôle d’un “signifiant exceptionnel”, d’un “signifiant destinal, voire sacré”, qui l’installe, ainsi que “la communauté qui s’en réclame”, dans “une position paradigmatique quant au champ des valeurs” ». L’esprit de l’opuscule serait alors « de : 1/déconstruire le prédicat en tant que tel ; 2/déconstruire la valorisation morale ou métaphysique du mot “juif” ; 3/dénoncer l’intimidation politique qui procède de cette usurpation intellectuelle ».Abstraction faite d’un lourd contentieux idéologique qui ne regarde pas la science mais les passions et opinions, et pour s’en tenir à la dimension argumentative, mon propos consistait à mettre en évidence quelques principes structurants de la pensée de Badiou : – d’une part une forme de nominalisme philosophique, qui va de pair avec une allergie à l’empirisme et à l’histoire, et une « fascination » pour « le modèle mathématique de la vérité » : il y a chez Badiou un mépris « de tout ce qui constitue la sédimentation des cultures, des nations, des mœurs : tout est indifférent au regard de la puissance théurgique du concept. Cette cécité à l’Histoire a du reste des racines plus larges, étroitement jacobines : celles d’un conventionnalisme exaspéré » – lequel interdirait de jure aux Juifs de se définir comme peuple, sauf à souscrire à la logique même du racisme hitlérien qui a présidé à leur projet d’extermination. – d’autre part un refus d’accorder au génocide hitlérien la centralité métaphysique et morale qu’il aurait gagnée dans la pensée contemporaine, avec ses effets pervers : ce crime prétendument unique serait partout convoqué ; provoquerait une idéalisation indue du mot juif et assurerait une impunité à l’État d’Israël. S’il est légitime de débattre de la place et des enjeux du génocide des Juifs dans l’histoire politique européenne, Badiou se prête plus souvent qu’à son tour à ce travers qu’il dénonce en pratiquant à tout propos la reductio ad hitlerum de toute expression nationale (singulièrement juive) puisque, sous sa plume, se trouve « définie comme nazie ou proto-hitlérienne l’introduction de tout prédicat particularisant en politique : distinction entre le national et l’étranger, prise en compte des différences de langue, de culture, de religion... ». De ce point de vue, cette lecture de Badiou s’intègre aisément dans mes études sur la mythologie du Juif. De même qu’Israël, loin d’être traité par Badiou comme un État comme les autres (c’est-à-dire aussi mauvais que les autres), est soumis « à un double régime de condamnation : celui qui entend l’aligner sur le régime commun des États et celui qui lui assigne, en tant qu’État juif, une responsabilité et un crime spécifiques », de même le philosophe qui prétend faire justice des mythes philosémites contemporains finit « remplacer un mythe par un autre » : au Juif victime élective et porteur d’éthique, il oppose « le Juif qui se sacrifie pour faire advenir l’universel. En disparaissant comme entité sioniste, Israël accomplira alors ce qui constitue en son fond le meilleur de la vocation juive : rompre avec tout particularisme pour se fondre dans une Nouvelle Alliance ». Où l’on retrouve le « paulinisme » fondamental de cet intellectuel. La philosophie politique de Badiou semble triplement surdéterminée par « l’idéalisme platonicien – par quoi le monde est appelé à se plier à une vérité idéelle ; une eschatologie chrétienne – une politique de l’Amour – ; et un vertige révolutionnaire – qui nourrit sa fascination pour l’expérience de la table rase et son indulgence pour la Terreur ». De là ce que je crois être la vraie aporie de sa philosophie : « Entre l’Amour illimité et la barbarie nationaliste, il n’y a pas d’espace pour le politique », lequel est toujours un arbitrage entre le réel et le possible.

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