31 décembre 2023
http://hal.archives-ouvertes.fr/licences/etalab/ , info:eu-repo/semantics/OpenAccess
Cyril Viallet, « Une histoire locale de l'outillage bifacial : le Pléistocène moyen de la caune de l'Arago », HAL-SHS : archéologie, ID : 10670/1.m2vuvp
Malgré plusieurs tentatives pour ne plus considérer un seul type d’outils au Paléolithique inférieur, les bifaces constituent toujours le fondement des réflexions sur l’évolution comportementale et les migrations humaines au Pléistocène inférieur et moyen. Cet intérêt particulier peut s’expliquer car il s’agit des seuls outils pour lesquels les analystes pensent percevoir une norme et peuvent, de fait, envisager d’interpréter les variations de chaînes opératoires. Présents en Afrique et en Eurasie depuis 1.7 Ma, les bifaces permettent en effet de documenter une large fenêtre de l’histoire technique humaine. Mais cette amplitude spatio-temporelle, a pour revers une variabilité des contextes - notamment géologique, anthropologique et taphonomique - rendant le plus souvent caduques les tentatives de globalisation. Parallèlement, un retour épistémologique sur les bifaces, documente l’accrétion de paradigmes – en particulier leur perception comme monolithe fonctionnel – qui tendent à scléroser les discussions. En effet, les bifaces sont le plus souvent associés à un seul type d’outil, un couteau à tout faire mais surtout destiné à des activités de boucherie. Pourtant, ce n’est pas le résultat des analyses fonctionnelles, malgré leur faiblesse numérique liée à la conservation médiocre des traces d’usages. Ainsi, si l’association avec des activités de boucherie existe, les résultats issus de la revue bibliographique illustrent des usages en découpe, en raclage et en percussion lancée. Des bifaces sont également utilisés pour le travail du bois en raclage, pour la découpe de racines ou encore en percussion lancée dans le sol ou sur du bois. La diversité des gestes effectués et des matériaux travaillés – associée à la variabilité probable des systèmes socio-économiques dans lesquels les bifaces s’insèrent – conditionne la définition d’outils différents. Devant l’impossibilité de donner du sens à la variabilité des bifaces à l’échelle globale, nous proposons d’étudier l’évolution des bifaces dans un contexte géographique similaire et sur un temps relativement court (à l’échelle de deux stades glaciaires successifs), permettant d’atténuer l’impact des facteurs environnementaux. Ce cadre analytique est offert par le site de la Caune de l’Arago (Pyrénées-Orientales, France), disposant de plusieurs niveaux d’occupations contenant des bifaces datés du Pléistocène moyen. Site en grotte à l’extrémité sud de la France, la Caune de l’Arago s’ouvre à l’aplomb du Verdouble, au sein d’une vallée sous la forme d’une anse, propice aux activités cynégétiques. Le remplissage de la cavité est subdivisé en plusieurs complexes stratigraphiques, dans lesquels d’autres subdivisions permettent de raisonner à l’échelle d’unités archéo-stratigraphiques (UA). L’analyse porte ici sur les UA contenues dans les trois ensembles du complexe moyen, pour lesquels les données sédimentologiques, paléontologiques et radiométriques, permettent une corrélation avec les MIS 14, 13 et 12. Les bifaces sont présents dans les UA des ensembles I et III, corrélés respectivement aux phases glaciaires des stades 14 et 12. Le site offre donc la possibilité d’analyser localement l’évolution des bifaces, dans des conditions environnementales (climat et ressources lithologiques) a priori semblables. En excluant les pièces pour lesquelles l’état de conservation ne permet pas une attribution certaine à cette catégorie, la Caune de l’Arago livre 64 bifaces : 39 dans l’ensemble I et 25 dans l’ensemble III, dont 28 aptes à une analyse technico-fonctionnelle. Partant du constat que la production de bifaces répond à des objectifs fonctionnels variés et que les analyses tracéologiques se heurtent à la reproductibilité des résultats en l’absence de récurrences liées à la conservation insuffisante des artefacts, la diversité fonctionnelle est abordée grâce à une analyse technico-fonctionnelle. Elle intervient en supplément des analyses pétrographiques et technologiques et permet de caractériser différents types d’outils au sein d’un même mode de production. L’outil, considéré en tant que système, est composé d’une unité active, d’une unité de préhension et d’une zone de transmission de l’énergie. L’association de l’unité active et préhensive crée un couple fonctionnel caractérisant la structuration de l’outil. L’unité active peut présenter différentes conformations qui, une fois individualisées, permettent de créer des techno-types. Ils correspondent au regroupement d’outils présentant potentiellement un même schème de fonctionnement. Les résultats permettent de mettre en évidence treize techno-types différents, dominés par des couples fonctionnels (partie active et préhensive) structurés par une opposition transversale ou oblique. Les conformations dominantes de la partie active sont pointues et convexe en plan. Les techno-types sont diversement représentés à l’échelle des unités archéo-stratigraphiques et des ensembles stratigraphiques, montrant une variété des objectifs fonctionnel. Les matières premières sont pareillement diversifiées dans les deux ensembles, montrant une continuité dans les connaissances de l’environnement minéral. A l’exception de l’utilisation de la percussion tendre dans l’ensemble I, les méthodes et les techniques de production ne varient pas sensiblement en diachronie. La mise en relation de l’évolution de ces objectifs fonctionnels avec les variations des paramètres environnementaux est inopérante. En effet, les ensembles I et III de la Caune de l’Arago s’insèrent dans des périodes glaciaires, avec un spectre faunique relativement similaire. Plus globalement, il semble que les temporalités de l’évolution climatique et de l’évolution technologique ne s’expriment pas dans les mêmes espace-temps, ne permettant pas de percevoir l’influence du premier sur le second, au moins pour le Pléistocène moyen. La présence d’une phase de réchauffement intercalée, correspondant à l’ensemble II de la Caune de l’Arago, permet d’observer l’absence de bifaces mais pas de leurs déchets de fabrication et donc d’envisager une relation entre la fonction du site et la diversité des objectifs de la production bifaciale. L’hypothèse d’un lien entre la durée d’occupation et les objectifs fonctionnels remplis par les bifaces peut être émise, mais ne peut être démontrée sur la base unique des données de la Caune de l’Arago. Pour conclure, la diversité des objectifs fonctionnels perçus parmi les bifaces de l’Arago s’avère l’expression multiple d’un même mode de production qu’est le façonnage bifacial. L’idée d’un outil invariant et polyfonctionnel n’est pas soutenue par les séries de la Caune de l’Arago. La variabilité des résultats technologiques et fonctionnels en Afrique et en Eurasie, l’intégration – ou non – des ces outils dans des cycles d’existences longs ou encore la variété des choix pétrographiques, montre bien toute la diversité des outillages obtenus par façonnage bifacial. Il est donc temps d’analyser la variabilité fonctionnelle au sein de ce système productif et de la confronter ensuite aux choix de matières premières et aux savoir-faire afin de discuter l’évolution cognitive et comportementale humaine au cours du Paléolithique inférieur.