2 mai 2022
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2022 / 1 : Varia
Jean-Pierre Devroey, « How to Write and Think about Political, Social, and Economic History in Dialogue with Climatic and Environmental Data:A Case Study in the Age of Charlemagne, 740-820 », La Thérésienne. Revue de l'Académie royale de Belgique, ID : 10670/1.n2xk8x
Depuis deux décennies, l’afflux des données paléoclimatiques offre de nouvelles opportunités de croisement et de comparaison entre sciences de la nature et sciences sociales. L’histoire parallèle du climat et de l’environnement est souvent menée de manière holistique dans l’hypothèse de causalités simples et directes entre changement climatique et changement social. Face aux séries climatiques, l’historien doit s’interroger sur la nature des données et sur leurs conditions spécifiques de collecte, de validité et d’environnement, ainsi que sur les méthodes et les objectifs de modélisation. Comparer données paléoclimatiques et sources primaires demandent de prendre en compte leurs limitations spécifiques et de trouver une échelle commune d’observation. Une étude de cas historique vient d’être conduite à partir des séries climatiques et des sources de l’âge de Charlemagne (740-820, un intervalle de temps de 80 ans qui est compatible avec les exigences heuristiques des deux disciplines. L’approche des événements météorologiques par magnitude permet d’analyser les conditions d’observation du temps. Les témoins sont influencés par le contexte politique et les cosmologies religieuses, mais également par des conditions environnementales et les géo-climats régionaux, comme le montre un corpus constitué à partir des sources franques, irlandaises et anglosaxonnes, arabes d’Espagne, byzantines et syriaques chrétiennes. Des relevés exhaustifs révèlent dans quelles circonstances et pour quelles motifs les témoins parlent ou se taisent, et quels phénomènes météorologiques ou écologiques ont le plus de sens et de signification pour eux. Les séries climatiques ont été ensuite confrontées à quatre périodes de crise : un hiver marqué par des températures extrêmes (763-764), et trois périodes décrites par les sources carolingiennes comme des famines graves (des « grandes faims ») : une crise régionale dans la vallée du Rhin (779), des phénomènes de crise pluriannuels et multirégionaux entre 791 et 794 et une période prolongée de dégradation climatique entre 800 et 824. Une approche multifactorielle montre que le paramètre climatique n’a jamais agi seul dans la perception et dans les répercussions économiques et sociales. Les témoins étaient influencés dans leur évaluation du caractère critique d’une crise par des éléments de nature religieuse, politique, militaire, etc. Si la peur des aléas et de leur signification cosmologiques ont hanté les sociétés européennes du haut Moyen Âge, elles ne sont pas restées passives et ont fait preuve face aux défis du climat de créativité politique et de résilience sociale. L’approche historique permet ainsi d’insister sur la complexité spatiale et temporelle des interactions entre climat, milieu et écosystèmes sociaux, tous éléments qui plaident contre une approche holistique qui tend à confondre coïncidences, corrélations et causalités et sous-estime les rétroactions sociales et agroécologiques, et fait du climat une instance absolue de déterminisme. À l’heure où les sociétés contemporaines sont en proie à l’inquiétude environnementale, l’histoire environnementale offre une leçon de prudence et d’optimisme.