2001
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Serge Morin, « Progrès, paysages et identités dans les Hautes Terres camerounaises », Espaces tropicaux (documents), ID : 10670/1.ng7o6n
De la baie de Biafra au lac Tchad, les montagnes et hautes terres du Cameroun ont expérimenté des évolutions divergentes. Humides ou sèches, granitiques ou volcaniques, vieux foyers de civilisation parfois transformés en refuges, elles persistent souvent à accumuler des hommes, ou alors subsistent dans des situations de marge, dans un contexte qui ne correspond plus à ceux pendant lesquels s’est forgée leur originalité. Dans les Grassfields de l’ouest-camerounais, le développement s’accompagne d’une frénésie de défrichements alors que paradoxalement, par endroit, s’accroissent les friches, d’une urbanisation galopante, d’un reboisement rapide, et de la reconstruction et du renversement des paysages dont la lisibilité s’atténue. À l’extrême nord du pays, les monts Mandara conservent encore leurs fabuleux paysages de terrasses et de hameaux. Mais le coton a pénétré les parcs à Acacia albida, et une villagisation autochtone bouscule les rapports entre le haut et le bas. Enfin, situations intermédiaires, les paysages des Alantika, Adamaoua, traduisent des formes ou des intensités différentes de pénétration de la modernité. Les exemples retenus permettent de constater que l’introduction brutale du «progrès», paix coloniale, urbanisation, cultures commerciales comme le caféier, maraîchage et vivrier-marchand, et la non appropriation de ses formes techniques ou idéelles, aboutissent à la restructuration des sociétés, à la fin de la gestion traditionnelle des terroirs et territoires, et à des modifications structurelles inscrites dans les paysages. Rien que de très banal si une véritable révolution agricole n’était en cours qui s’inscrit dans les paysages. Dans le cas des Grassfields camerounais, et plus particulièrement du pays Bamiléké, l’occidentalisation des «élites extérieures», l’investissement des chefferies par celles-ci, permettent de passer du paysage rural vernaculaire ou du paysage existentiel, à un paysage reconstruit et affirmé dont l’élaboration s’appuie sur l’utilisation et la proclamation des valeurs traditionnelles revisitées via la fabrication de véritables icônes paysagères. Paradoxalement, le progrès technique et économique est alors mis au service d’une certaine forme d’archaïsation du paysage dont le but est de proclamer et donc d’asseoir une identité régionale sécurisante derrière laquelle se dissimulent de profondes mutations sociales, et l’abandon de la gestion patrimoniale des finages ; d'où des dégradations de l’environnement et une perte de lisibilité des paysages qui tiennent moins à une prétendue surpopulation qu’aux manifestations d’un individualisme triomphant. Renversement paysager et archaïsation vont de pair avec la «modernisation» et le progrès. Leur emploi conscient et volontaire permet d’occulter les séquelles de la restructuration des sociétés, la croissance des inégalités, et de l’affaiblissement concomitant de la gestion des milieux. Dans les Mandara, la modernité, c’est d’abord la pénétration de l’administration, des services publics et des religions extérieures au massif. Les montagnards ne sont pas descendus de leurs nids d’aigle ; écoles, missions, marchés et chefs administratifs sont allés vers eux. Le coton, les échanges monétaires ont également joué un rôle certain, mais ici, la modernité c’est d’abord l’islam, le mode de vie des Fulbé de la ville, leur vêtement, leur religion. La modernité et l’évolution paysagère qu’elle provoque, en particulier au niveau de l’habitat sont ici plus autochtones qu’ailleurs. L’étude des paysages des Hautes Terres du Cameroun se révèle donc un outil de premier ordre pour appréhender les changements socio-économiques dans leur dimension sociale et dans leur profondeur historique comme dans leur extension spatiale, ainsi que leurs répercussions sur l’environnement. Elle permet également de combiner dans une approche intégrée, les démarches des naturalistes et celles des sciences sociales, et ouvre donc sur la complexité des relations des sociétés à leur nature. L’outil paysage est en outre particulièrement précieux dans des régions où les enquêtes sont difficiles et où manquent des données statistiques. Encore faut-il approcher ces paysages de la bonne manière et se donner les moyens de leur lecture par une démarche intégrée, culturelle, à la fois géographique et ethnologique. «Ils ont créé le paysage par leurs propres forces»