8 janvier 2020
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Thibault Vian, « Le voyage d'Emile. Rousseau et la formation du jugement », HAL-SHS : sciences de l'éducation, ID : 10670/1.olq5mz
Dans le livre V d'Emile ou de l'éducation, le jeune homme épris de l'aimable Sophie entreprend ce long voyage initiatique de deux ans à travers l'Europe qui couronne son éducation. Rendre Emile amoureux avant de le faire voyager, c'est le garantir du vice et de l'errance ; cela revient à faire l'épreuve de l'absence en même temps que celle de la proximité des coeurs. C'est éprouver aussi ses propres forces dans sa confrontation avec le monde, son rapport à la nature, aux choses et à lui-même. Le périple d'Emile enfin, intermédiaire entre l'adolescence à l'âge adulte, est école du regard et du jugement. Problème : un esprit préalablement formé encourt le risque de réduire ce qu'il observe à la mesure de ses connaissances acquises, à la manière d'un esprit qui projette sur l'altérité qu'il appréhende le format (la formation) de ses propres cadres théoriques. L'écueil pour des esprits trop instruits, est de retirer des voyages non « point une vision originale des choses, mais la confirmation de leurs préjugés ». Dès lors que « tant de livres nous font négliger le livre du monde », seule une certaine ignorance enfantine, à la fleur de sa virginité intellectuelle, permettrait de garantir l'authentique réceptivité de l'esprit à la diversité des expériences qui rythment le voyage. Pour autant, en l'absence d'un « savoir voyager » préalablement cultivé, les rencontres fugitives de l'élève lors de ses péripéties risquent de rester occurrences muettes et non des occasions riches de sens : « il y a beaucoup de gens que les voyages instruisent encore moins que les livres, parce qu'ils ignorent l'art de penser, que, dans la lecture, leur esprit est au moins guidé par l'auteur, et que, dans leurs voyages, ils ne savent rien voir d'eux-mêmes. » C'est pourquoi Emile fréquente au cours de son éducation une sérieuse école d'observation, laquelle guide sa curiosité pour solliciter, au cours de son périple adulte, ce qui est susceptible de l'instruire utilement. Comment penser avec Rousseau une instruction préalable du jugement, qui à la fois guide le regard de l'élève dans les sinuosités du monde, sans faire écran à l'authenticité de son expérience propre ?