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20 janvier 2022

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Aline Averbouh et al., « Introduction », Publications scientifiques du Muséum national d'histoire naturelle, ID : 10670/1.p3poxe


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Résumé 0

“S'il y a quelque chose qui revient de droit à l'anthropologie, ce n'est pas la tâche d'expliquer le monde d'autrui, mais bien celle de multiplier notre monde”Eduardo Viveiros de Castro (2009)Une nomade pas comme les autres…Cet ouvrage est dédié à notre collègue et amie, Claudine Karlin. Ingénieure de recherches en archéologie au CNRS, préhistorienne formée à l’école de l’ethnologie préhistorique par son créateur, André Leroi-Gourhan, Claudine a beaucoup contribué à la connaissance des peuples nomades de la Préhistoire qui sillonnèrent le Bassin parisien, les plateaux andins (Pérou et Argentine) ou l’Afrique centrale (Angola), l’étude des vestiges matériels parfois ténus de leur existence la renseignant sur l’organisation de l’espace, les relations qu’entretenaient ses habitants, les gestes qu’ils ont mis en oeuvre et le processus mental qui les a déterminés, par exemple pour tailler un rognon de silex. Elle a porté cette thématique sans faillir, en intégrant le comité de rédaction des revues Techniques & CultureetLes nouvelles de l’archéologie, en participant à la formation des futurs « palethnoarchéologues », en développant avec de chères collègues les programmes de recherches « Ethno-Renne » puis « Système Renne », qui l’ont conduite en Sibérie, au Taïmyr et au Kamtchatka.Nous avons composé cet hommage pour souligner l’importance de sa contribution à l’avancement de la recherche en palethnologie et saluer son investissement remarquable dans la vie des laboratoires du CNRS auxquels elle a appartenu. Nous voulions aussi, nous voulions surtout, la remercier du soutien précieux et du temps considérable qu’elle a offerts et offre encore à une myriade de jeunes chercheurs du monde entier, pour les aider à préparer leur dossier de candidature aux concours. Nous sommes des dizaines, aujourd’hui en poste, à avoir bénéficié de son aide. Rien d’étonnant alors si le nombre de celles et ceux qui ont souhaité lui rendre hommage en participant à cet ouvrage — autrices et auteurs, relectrices et relecteurs, traductrices et traducteurs, correctrices et correcteurs, sans oublier celles et ceux qui auraient aimé nous rejoindre mais n’ont pu le faire dans les délais impartis —, est aussi élevé. Nous les remercions très chaleureusement de leur implication.Vies de NomadeNomade, ...être nomade, ...vivre en nomade, ... Ce mot, ces expressions, ont un parfum de liberté, ils évoquent un espace sans limites et sont une source d’inspiration privilégiée, voire de fascination, pour de nombreux artistes, écrivain. es, voyageuses et voyageurs, et aussi pour les chercheurs et les chercheuses en sciences humaines. Grâce aux ethnologues, sociologues, géographes, historien. nes et archéologues, la vie nomade, avec son organisation, ses contraintes, ses implications sociétales, est devenue un champ de recherche à part entière. Cette vie a prévalu pendant les premiers millions d’années d’existence des sociétés humaines avant qu’un autre mode de vie, sédentaire, ne s’y substitue progressivement il y a quelques millénaires. Pour autant, les nomades n’ont pas disparu. Aujourd’hui minoritaires et fréquemment marginalisés, ils demeurent une composante à part entière de notre humanité. C’est ce point de vue que nous avons adopté dans Vies de Nomades, pour leur restituer un visage, une histoire, au lieu d’y voir seulement un sujet d’étude. Car cette dimension humaine, qui est ou devrait être centrale dans les sciences humaines, se dissout trop souvent dans des analyses techniques ou des débats épistémologiques, chez les préhistoriens et préhistoriennes que nous sommes. C’est donc à la découverte de femmes, d’hommes et d’enfants de tous les horizons — géographiques, climatiques, sociologiques et même chronologiques —, mais tous unis par leur mode de vie nomade, que nous invitons nos lecteurs.L’ouvrage est distribué en cinq parties thématiques :1. Des nomades et des nomadismes.2. La vie pratique au campement : productions matérielles et habitations.3. La vie pratique hors du campement : territoires et organisation économique.4. La vie sociale et la relation aux vivants : dans et hors du groupe.5. La vie divinisée et la relation aux morts : mythes, rites et croyances.L’ensemble rassemble trente contributions d’ethnologues, de sociologues, d’archéologues des périodes pré- et protohistoriques, de géographes et d’économistes, qui sont autant d’études de cas de peuples nomades, passés et actuels. Traitées selon différents angles d’approche (culture matérielle, sources orales, archives historiques, etc.), elles concernent différentes aires géographiques— l’Afrique, l’Amérique du Nord et du Sud, l’Eurasie et le Moyen-Orient —, à différentes échelles de temps, de la chronologie plurimillénaire de la Préhistoire au « temps court » de l’enquête ethnographique ou sociologique. Ces contributions documentent les modes variés de la vie nomade et ses diverses sphères d’activités, en explorant son caractère pluriel et sans creuser l’hypothèse d’« universaux » anthropologiques qui lui seraient inhérents. De fait, il n’était pas question d’axer l’ouvrage autour des questions que soulève la définition du nomadisme. D’autres s’y sont attelés de longue date (parmi les titres les plus récents, cf. par exemple Stepanoff et al.). Pour autant, nous avons volontairement attiré l’attention sur ces questions, abordées en filigrane dans certains articles et discutées en conclusion tour à tour par un ethnologue (Serge Bahuchet), un archéologue ( Jean-Paul Demoule) et une sociologue (Sylvie Mazzella). C’est donc sur un dialogue interdisciplinaire engagé par la question : « qu’est-ce qu’être nomade selon vous ? (selon votre discipline) » que se referme le tour d’horizon des Vies de Nomades..Quatre définitions clefsAu gré des contributions, on perçoit des variations sémantiques dans l’emploi de certains termes, selon les disciplines qui les emploient et les contextes historiques où ils apparaissent. Notre ambition n’est nullement de produire un bilan historiographique et une analyse épistémologique de ces variations dans chacun des champs disciplinaires mobilisés. Ce serait l’oeuvre (collective) d’une vie ! Pour autant, les quatre termes — mobile, nomade, nomadisme, itinérant — qui scandent les pages de cet ouvrage méritent de s’y arrêter quelques instants pour en offrir une définition minimaliste, d’autres variantes, ou enrichissements sémantiques, pouvant être envisagés.En nous appuyant sur les définitions données par le Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNTRL) du CNRS, les dictionnaires Littré et Larousse, nous proposons les brèves définitions suivantes :Mobile (adjectif), du latin mobilis, dérivé du verbe movere« mouvoir, bouger » : désigne un être ou une chose qui se déplace ou peut être déplacé.Nomade (adjectif et substantif) : du grec νομάς, -άδος, « qui change de pâturage, qui erre à la façon des troupeaux ou des conducteurs de troupeaux d'un pâturage à l'autre », dérivé de νέμειν, « faire paître », passé en latin nomas, -adis, « membre de tribu de pasteurs itinérants ». Synonyme : itinérant; antonyme : sédentaire.Ce terme désigne une personne ou d’un groupe de personnes ou d’animaux sans établissement fixe. Par extension, il s’applique aujourd’hui à toute une série d’objets du quotidien aisément transportables (téléphone, ordinateur, etc.). Comme le souligne L. Gagnol ce n’est : « qu’à partir de l’extrême fin du XVIIIe siècle que son usage devient courant et qu’il est associé à son contraire, le vocable “sédentaire”. [...] Ainsi, l’opposition entre les peuples nomades et les peuples sédentaires est certes une idée ancienne et qui remonte [...] aux Grecs anciens. L’idée néanmoins se renforce et se fige au siècle des Lumières par la fixation du vocabulaire en un dualisme conceptuel, celui du couple irréductible de “nomade/sédentaire” ».Dans le langage savant, nomade est employé comme synonyme de pasteur, errant, ambulant, vagabond. Par antonymie, il renvoie non seulement au terme de « sédentaire » mais aussi à ceux de fixe, immobile, arrêté.Nomadisme (substantif masculin) : désigne un mode de vie fondé sur le déplacement au sein d’un territoire terrestre, fluvial ou maritime. Cette mobilité, motivée par des besoins alimentaires, techniques, sociaux, etc.), repose sur divers types d’économie dont les plus courantes sont une économie de prélèvement (pêche et/ou chasse terrestre ou maritime cueillette et collecte) et une économie pastorale (déplacements des hommes et de leurs troupeaux à la recherche de pâturages).Itinérant (adjectif), du bas latin itinerans, -antis, « voyageur » : désigne une personne ou un groupe de personnes qui n’est pas sédentaire, dont le mode de vie nécessite des déplacements. Ces quelques précisions de vocabulaire posées, nous pouvons à présent partir à la découverte des thèmes et des peuples évoqués à travers les pages de Vies de Nomades.Des nomades et des nomadismesEn ouverture de la première partie, Alain Tarrius s’intéresse à la figure du « transmigrant », apparue en Europe depuis une vingtaine d’années. Son texte souligne la fluidité de modes d’organisation qui s’adaptent continuellement aux lois du marché et constituent une alternative à l’économie non souterraine. Il laisse entrevoir la possibilité d’une interdépendance des populations sédentaires et des populations nomades. C’est précisément le sujet qu’abordent Delphine Mercier et Pierre Tripier qui ont pour ambition de revenir, dans la sociologie, sur l’éternel conflit entre nomades et sédentaires. Ils partent du constat que la philosophie politique occidentale, et, avec elle, les visions de la démocratie, du contrat social et de la société, sont des visions de sédentaires. Pourtant celui-ci n’a pas cessé de cohabiter, de façon souvent conflictuelle, avec des nomades. Et, ce que certains appellent « la mondialisation », redonne au nomade la possibilité d’être de nouveau un acteur historique important.Serge Bahuchet développe la même idée dans un tout autre contexte, celui des Pygmées Aka, chasseurs-collecteurs de la forêt centrafricaine : selon lui, plus qu’un lien causal, ce sont les interactions réciproques noter l’interaction réciproque entre ces trois variables entre la diversité et l’intensité des usages du sol et les comportements de mobilité qui importent icinoter l’interaction réciproque entre ces trois variables. L’étude du lien entre l’usage du sol en milieu urbain et les comportements de mobilité L’étude du lien entre l’usage du sol en milieu urbain et les comportements de mobilité L’étude du lien entre l’usage du sol en milieu urbain et les comportements de mobilité Manuel Gutierrez et Maria Helena Benjamim évoquent la difficile cohabitation des nomades et des sédentaires en mettant en évidence comment et par quels processus — discrimination, confiscation des terres, etc. — les Khoï-San d’Angola ont été peu à peu privés de leurs modes de vie ancestraux, et progressivement acculturés. Carole Ferret choisit un autre angle pour étudier le pastoralisme mobile : celui du temps et des saisons. Prenant pour exemple les Iakoutes de la taïga sibérienne orientale en Russie et les Kazakhs des steppes d’Asie centrale, deux peuples turcophones de l’ex-URSS, elle souligne à quel point l’organisation du calendrier de leurs activités respectives, durant l’hivernage et l’estivage, rythment le cycle saisonnier. Les premiers structurent leur espace en archipel, les seconds en cercles concentriques. Mais quel que soit le type de mobilité qu’ils pratiquent, du quasi-nomadisme à quasi-sédentarité, leur vie quotidienne est marquée par la saisonnalité.Dans un tout autre domaine, Anie Montigny interprète comme le fruit d’une adaptation à un environnement marqué par un grave épisode de sécheresse les évolutions qu’ont connues les pratiques nomades des bédouins de l’Arabie orientale, entre le XVIIIe siècle et les années 1930,. Son travail intéressera grandement les archéologues travaillant en milieu aride et chaud, qui cherchent à corréler les variations de l’implantation humaine et les changements des conditions environnementales. Ce que montre l’autrice, c’est que des modifications notables, sur le plan économique et social, ont découlé de cet épisode de sécheresse sévère : il en va ainsi de la diminution de la taille des troupeaux de dromadaires et de leurs zones de pacage, mais également des caractéristiques de la mobilité saisonnière et des relations entre groupes. Le mode de vie des pasteurs bédouins s’est diversifié, puisqu’ils ont dû se déplacer jusqu’au littoral du Golfe persique et participer aux expéditions de pêche perlière en été, devenant ainsi des nomades saisonniers de la mer. Enfin, Anie Montigny insiste sur un point très important : les membres des familles d’une même tribu, dispersés sur une très vaste zone géographique, peuvent être des pasteurs nomades, des sédentaires ou des semi-nomades.Didier Gazagnadou conclut la première partie d’une manière originale, à partir d’un exemple individuel : en 1971, s’appuyant sur le système traditionnel des alliances, Cheikh Zayed, un homme élevé dans une tribu nomade d’Arabie orientale, réunit dans un état fédéral sept émirats dont l’histoire n’est qu’en partie commune et dont les modes de vies, semi-nomades à nomades, sont très variés. Cheikh Zayed apparaît ici comme un personnage emblématique de la possible jonction entre des modes de vie multimillénaires aux formes très variées, entre nomadisme, semi-nomadisme et sédentarité, et un monde contemporain qui est loin d’avoir délaissé les valeurs fondamentales des peuples bédouins ; en effet, les liens sociaux, claniques et tribaux structurent entièrement la société actuelle des Émirats arabes unis où tout le monde se plaît à renouer avec les traditions du campement dans le désert, en partie mythifiées et transformées en profondeur..La vie pratique au campement : productions matérielles et habitations La deuxième partie s’intéresse aussi bien aux campements et à leurs modes d’organisation qu’aux activités qui s’y déroulent. Pour traiter cette thématique, l’archéologie a certains atouts. Elle seule dispose de la profondeur chronologique suffisante pour espérer pouvoir mettre en lumière quelques universaux sur la vie nomade, en se basant sur la récurrence de certaines organisations. Jim Enloe le souligne en ouverture de la deuxième partie, dans un article rédigé avec la collaboration de Francine David, et qui légitime les comparaisons ethnoarchéologiques et ethnographiques. En s’appuyant sur la structuration des activités de taille du silex autour du foyer, conçu comme leur point nodal, il met en évidence la « behavioral modernity », c’est-à-dire le comportement moderne des hommes de Néandertal, perceptible dès le Chatelperonien dans la grotte du Bison à Arcy-sur-Cure, en Bourgogne.De nombreux travaux ont été conduits, en préhistoire, pour rendre compte de l’évolution des modèles d’habitats proposés depuis les années 1960, notamment pour le site magdalénien de Pincevent (Seine-et-Marne, France), dans le Bassin parisien, auquel Claudine Karlin a voué une grande partie de ses recherches. Les sites du Bassin du Yenisei en Sibérie, que présente Sergey A. Vasil’ev, et celui de Verberie dans les Hauts-de-France, étudié par Françoise Audouze, appartiennent au même contexte environnemental et chronologique (milieu sec et froid, pendant la dernière phase du Paléolithique supérieur européen, entre environ 17 000 et 12 000 ans avant le Présent).Dans les années 1970, une série d’enquêtes ethnoarchéologiques en milieux arctique et subarctique a mis en lumière trois tendances fortes : le regroupement de tentes au sein du campement par familles ou clans, leur alignement de telle façon que leurs ouvertures ne se fassent pas vis-à-vis, et l’orientation de ces ouvertures vers le soleil levant. Un parallèle entre le mode d’occupation des campements préhistoriques en milieu froid et sec et celui des campements des chasseurs arctiques sub-actuels a établi que les normes, en termes d’organisation des tentes dans le campement, étaient identiques sur les grands sites préhistoriques du Bassin parisien, comme Pincevent, Étiolles et Verberie. D’autres exemples archéologiques en milieux arctique et sub-arctique ont conforté ce modèle ethnoarchéologique que F. Audouze enrichit ici en l’affinant. Les questions qu’elle pose sont les suivantes : quelles sont les variantes par rapport à ce modèle dominant et quelle interprétation en donner ? Pour y répondre, elle démontre que dans le Niveau II1 de Verberie, deux tentes se faisant face ont fonctionné en même temps, ce qui pourrait témoigner de l’installation de deux groupes très étroitement liés. Ce constat, déjà établi dans d’autres sites contemporains (unités P15 et U5 d’Étiolles) mais avec des nuances, l’amène à conclure que l’organisation des habitats de plein air de chasseurs nomades en milieu sec et froid obéit bien au modèle dominant mis en évidence par l’ethno-archéologie et par l’ethnographie ; toutefois, l’existence de variantes renseigne sur l’organisation sociale des sociétés de la fin du Paléolithique supérieur.S.A. Vasil’ev s’attache, pour sa part, à comparer la situation dans le Bassin du Yenisei et dans le Bassin parisien, à partir des sites de Verberie, d’Étiolles et de Pincevent. Il montre qu’au Paléolithique supérieur, des populations de chasseurs- cueilleurs très éloignées partageaient un certain nombre de traits communs : l’organisation des activités dans leurs campements est comparable, et les caractères architecturaux des vestiges de leurs tentes sont identiques — par exemple, leur diamètre et le calage de leur base avec des pierres disposées en cercle. Enfin, la fréquence des « baked bladelets », ou lamelles à bord abattu, retrouvées près des foyers domestiques laisse supposer la conduite d’activités de taille similaires sur des sites distants de plusieurs milliers de kilomètres.Les préhistoriens et les autres archéologues manquent souvent d’une base statistique solide. Bien conscients que les seules données dont ils disposent sont des données matérielles, ils jugent néanmoins possible d’émettre des hypothèses sur un passé très lointain, à condition de les assortir des précautions d’usage, c’est-à-dire d’une graduation, comprise comme une échelle de plausibilité. Les articles de F. Audouze et de S.A. Vasil’ev, qui confrontent des données archéologiques à des cas ethnographiques et ethnoarchéologiques illustrent parfaitement cette position.L’étude ethnologique que fait Michaël Thévenin des tentes des nomades kurdes d’Irak exprime au mieux les potentialités de la démarche comparatiste. Les archéologues qui découvriraient des claies faites de bandes tissées de tiges végétales (équipements fréquemment inclus dans l’architecture des habitations mobiles) y verraient d’office des éléments permettant d’identifier ces architectures, de préciser leur technologie (chaîne opératoire d’acquisition des matériaux, de fabrication et du mode d’assemblage), de caractériser l’identité culturelle et chronologique de leurs auteurs. L’analogie avec les tentes des nomades kurdes d’Irak devrait les aider à dépasser ces seuls questionnements et à s’autoriser l’exploration d’autres fonctions de l’habitat (contenir, cloisonner, recevoir, etc.), elles-mêmes déterminées par les appartenances de ceux qui les mettent en oeuvre ou auxquels elles sont destinées (genre, famille, groupe).La vie pratique hors du campement : territoires et organisation économiqueLa La troisième partie aborde les activités diverses (chasse, pêche, cueillette, collecte, etc.) mises en oeuvre par le groupe pour acquérir les aliments ou matériaux qu’il transformera au campement. Il témoigne de l’organisation économique des peuples nomades, construite le plus souvent à partir de territoires précis, parcourus selon des cycles saisonniers définis.Signé par Vincent Delvigne et Jean-Paul Raynal, le premier article de la troisième partie évoque les schémas mentaux propres aux nomades, qui appréhendent leur territoire de manière très différente de celle qu’on leur suppose encore trop souvent en préhistoire. L’analyse géographique et spatiale ici mise en oeuvre s’inscrit dans une réflexion générale sur l’archéologie des réseaux qui, depuis une quinzaine d’années, permet d’envisager différemment l’étude des modes de vie passés et de leur évolution : elle offre en effet la vision d’un parcours, ou d’un itinéraire, qui est au coeur de la vie des nomades. La représentation de l’espace conçu comme un ensemble de points, de vides et de cheminements que nous décrivent les auteurs ferait-elle partie de ces « universaux » que certains oeuvrent à documenter ? Elle semble en effet partagée par tous, y compris par les transmigrants contemporains, même s’il est bien entendu que les schémas de structuration de ces réseaux sont pluriels et varient selon les groupes, les époques, les régions, les contextes topographiques et environnementaux afférents.Pour Jason E. Lewis, Sonia Harmand et Hélène Roche, la lente émergence du genre Homo, au cours de la transition Plio-Pléistocène, se caractérise par une mobilité déployée au sein de territoires plus vastes que ceux des grands singes. Ce phénomène, qui n’est bien sûr pas linéaire et a connu des processus différents en Afrique et en Eurasie, s’expliquerait par la nécessité de satisfaire les besoins liés à la complexité croissante des organisations sociales et des schémas technologiques.Robert K. Hitchcock, quant à lui, s’intéresse aux évolutions récentes des modes de vie nomades des chasseurs-cueilleurs du désert du Kalahari en Namibie — les Ju/’hoansi et les G/ui et G//ana. Il retrace la variabilité des mobilités et des stratégies d’usage des terres chez ces peuples autochtones, d’un point de vue archéologique, historique, ethnoarchéologique et ethnographique. Les changements imposés par les administrations du Botswana et de la Namibie sont parfois drastiques, en ce qui concerne la pratique de la chasse par exemple. D’autres évolutions sont induites par l’introduction de technologies nouvelles dans les équipements utilitaires, les outillages et, bien sûr, les moyens de transport et de communication. L’utilisation des territoires ancestraux a été totalement bouleversée, avec divers épisodes de migration dans des zones nouvelles, et une forte incitation à la sédentarisation autour de « points d’eau » permanents, par le biais de l’installation de citernes.Camille Bourdier réfléchit au potentiel heuristique des paysages d’art rupestre dans les recherches archéologiques conduites sur les chasseurs-collecteurs d’Afrique australe de l’Holocène récent. Son article, à visée théorique, croise différentes temporalités en appliquant une échelle diachronique au passé via les sites du massif du Matobo, au sud-ouest du Zimbabwe, son terrain d’étude, et une échelle synchronique à l’actuel via les sites !San en Namibie, qu’étudie une équipe allemande.Jimena Torres Elgueta, Philippe Bearez et Manuel San Román présentent le cas des peuples nomades maritimes de Patagonie (Chili) et de leurs interactions culturelles. Pendant la Préhistoire, leur mode de vie était essentiellement tourné vers la mer mais leurs pratiques différaient selon la géographie des archipels. Ces pratiques se sont modifiées à la période historique, suite à l’intégration de technologies importées par les nouveaux arrivants, qu’ils soient Chilotes ou Européens : les hameçons en métal, l’usage de certains filets et, peut-être, les pièges à poissons. Ce ne sont pas seulement les pratiques de pêche et la nature des captures qui ont changé, mais les représentations sociales, les nomades euxmêmes dépréciant leurs modes de vie.Frédéric Laugrand traite de la résistance des Inuit à l’introduction de l’élevage des rennes. À côté de nombreuses informations livrées sous forme de citations issues d’entretiens, il exprime les raisons ontologiques de ce refus : c’est la conception même de la nature et de la hiérarchie des vivants qui distingue, de manière quasi infranchissable, les Inuit, habitués à la chasse aux caribous et au mode de vie nomade qui lui est associé, et les Saami éleveurs de rennes. Emblématique du fossé culturel qui peut exister entre deux peuples de chasseurs-cueilleurs, l’exemple est d’autant plus parlant qu’il s’en tient au point de vue des chasseurs de caribous, exprimant ce qui les « empêche » d’élever des rennes.L’objectif de Michaël Thevenin, Marjan Maskhour, Sarieh Amiri et Rémi Berthon est différent : apporter, par l’étude ethnographique, des éléments qui pourraient être utiles à l’archéologie du pastoralisme. Pour ce faire, ils ont enquêté sur les pratiques pastorales et les formes de mobilité saisonnière des troupeaux en Azerbaïdjan. Les pasteurs du pays d’Aran, entrepreneurs individuels ou employés de l’État, gèrent de grands troupeaux de moutons et pratiquent un semi-nomadisme ; dans le Petit Caucase à l’inverse, la préférence va à l’agriculture vivrière et à l’élevage de petits troupeaux à l’échelle villageoise. Dans les deux cas, les bergers sont des salariés.Anne-Marie Brisebarre et Mohamed Mahdi soulignent une spécificité du pastoralisme marocain, qu’il soit nomade, semi-nomade ou transhumant : les troupeaux appartiennent aux familles mais les terres de parcours relèvent de la tribu ou d’une de ses fractions. La privatisation des terres collectives qui menace ce système a des conséquences énormes, la recherche de pâturages se faisant jusqu’alors dans un territoire ancestral qui était bien défini.La vie sociale [ou la relation aux vivants] : dans et hors du groupeLa quatrième partie retrace, à travers des histoires de mariages ou de rassemblements annuels, la richesse et la complexité des relations sociales qu’entretiennent les membres d’une même cellule familiale et ceux d’un même groupe, les rapports qui existent entre groupes, culturellement apparentés ou non, et entre ethnies, les représentations du monde que se font les nomades et leur résistance au changement.Au Sahel, chez les nomades éleveurs de dromadaires, la règle générale est le mariage dans la parenté proche — entre enfants de deux frères chez les arabophones, avec une cousine croisée chez les Touaregs. Catherine Baroin développe ici le cas particulier des Toubou chez qui le mariage au sein de la parenté est au contraire prohibé : « prix de la fiancée » demandé par le père de la jeune fille, avec transferts puis redistributions de bétail entre les deux parentèles concernées. Chaque homme appuie son sentiment de liberté sur les multiples relations d’entraide ainsi créées, où il est tributaire de tous mais ne dépend de personne en particulier. La société Toubou, sa culture et sa langue, se distinguent sur bien d’autres plans des autres sociétés nomades du Sahel, notamment par le fait que les chefs de clan ou de lignage n’exercent aucun pouvoir coercitif.La réflexion de Sylvie Beyries à propos de la division sexuelle des tâches chez les Tchouktches de la région d’Amgouema et les Caˇvčuven (Tchouktches et Koryaks) de la région d’Atchaïvaiam, à l’extrême nord de la Sibérie, nourrit une approche critique de l’ethno-archéologie. Ces sociétés, dont l’organisation socio-économique est fondée sur la famille et dépend du renne sauvage ou domestique, ont souvent servi de modèles aux archéologues des sociétés tardiglaciaires d’Europe occidentale. Or, s’ils sont pertinents pour comprendre les déplacements au sein des territoires, les stratégies de chasse, les stratégies alimentaires, etc., ces modèles restent délicats à utiliser pour évoquer leur sphère sociale. S. Beyries montre ainsi que, même quand le discours est précis sur la répartition des tâches homme/femme, la transgression peut devenir la règle, élargissant le champ d’interprétations à (presque) tous les possibles. La question soulevée est d’importance car une comparaison passe souvent pour heuristique en archéologie préhistorique. Mais, en proposant une représentation bien moins figée des relations entre hommes et femmes au Paléolithique, l’autrice nous offre une vision beaucoup plus souple, et probablement plus proche, de la vie de nomades.Comment se représente-t-on le monde, l’autre et soi-même ? Oscar Fuentes et Geneviève Pinçon partent de l’image pour débattre des dynamiques sociales, approcher l’individu dont l’identité se construit au sein du groupe, et décrire les relations d’échange qu’entretiennent des groupes qui perçoivent le monde de la même manière. Après des réflexions générales sur la représentation de l’image du corps, les auteurs interrogent les figures humaines du Magdalénien moyen en confrontant deux groupes pseudo-contemporains : celui dit « à pointes de sagaies de Lussac-Angles », dont la figure est « anonymisée », et celui dit « à navettes », où l’expression figurée est fortement individualisée.Enfin, à travers deux passionnantes enquêtes conduites à près d’un demi-siècle de distance, Marc Bordigoni et Lise Foisneau nous apprennent que le groupe, chez les Tsiganes, est plutôt perçu comme un ensemble de personnes à géométrie variable d’un lieu à l’autre. Les liens familiaux n’en sont pas non plus la base exclusive et, finalement, ce sont les Tsiganes eux-mêmes qui forment une « compagnie », un ensemble toujours changeant qui se définit par rapport aux « non-Tsiganes »..La vie divinisée [et la relation aux morts] : mythes, rites et croyancesLa cinquième et dernière partie s’attache aux rites, aux mythes et aux croyances à travers des témoignages funéraires et des objets symboliques ou festifs.L’Asie centrale occupe, depuis l’âge du Bronze et l’âge du Fer, une place singulière dans la constellation que représente le pastoralisme. Ici aussi existent de grandes variations entre nomadisme et semi-nomadisme. Le déplacement des hommes et des troupeaux s’y fait dans des territoires déterminés et contrôlés moins sur le plan géographique qu’aux plans social et sociétal. Comme au Maroc jusqu’à une date récente, les terres auraient été des « biens communs » dont les élites auraient contrôlé l’accès, en marquant leur territoire par l’implantation de nécropoles royales d’une richesse fabuleuse. J. Bendezu-Sarmiento s’appuie aussi bien sur les données archéologiques que sur les textes de la période antique pour le démontrer. Comme ailleurs, la gestion du territoire et de l’économie nomades sont des outils de structuration sociale et politique des sociétés protohistoriques de l’Asie centrale.Virginie Vaté décrit un objet particulier, le chapelet rituel des Tchouktches, peuple du nord-est de la Sibérie. Ce chapelet, plus présent chez les Tchouktches éleveurs de rennes que chez les chasseurs de mammifères marins, sert autant à marquer l’existence d’un collectif qui se structure autour de la tente qu’à protéger les individus qui appartiennent au foyer. Cet objet, modifiable dans le temps et personnalisé dans chaque famille, atteste de la mobilité des pratiques rituelles chez les Tchouktches de la toundra mais aussi que chez ceux, urbains, qui se sont tournés vers d’autres religions comme l’orthodoxie ou le protestantisme.Marie-Françoise Guédon analyse la relation au monde des Indiens Nabesnas, à l’ouest de la frontière du Yukon et de l’Alaska, et la représentation qu’ils s’en font. La richesse des informations données, la subtilité des analyses et le prisme choisi, celui des femmes Athapascan, offrent des grilles de réflexion renouvelées et émancipatrices par rapport aux clichés qui abondent sur les nomades de la Préhistoire et la question du genre. Un article qui sera bien utile, en rappel, aux préhistoriens.Au fil de ces pages, des populations nomades très diverses ont pris vie sous la plume des auteurs qui ont participé à cet ouvrage. Toutes ont en commun une vie organisée autour de déplacements, qu’ils suivent un cycle saisonnier sur un territoire donné ou non. Mais, au-delà de ce trait majeur, on peut s’interroger sur ce qui les unit. Quoi de commun entre les nomades de la mondialisation décrits par A. Tarrius, les Tsiganes du sud de la France (Bordigoni & Foisneau) et les éleveurs de renne de Sibérie (Vaté, Beyries) ou de Laponie (Laugrand) comme ceux d’ovin, bovin, caprin et autres herbivores (Ferret) ? A première vue, très peu... et pourtant, vraisemblablement bien plus qu’on ne le suppose, y compris sur le plan de leur devenir politique et économique. Sont-ils, du reste, structurellement unis par cette « nomadité » aux pasteurs bédouins d’Arabie (Montigny, Gazagnadou), aux éleveurs transhumants du Sahel (Baroin), du Maroc (Brisebarre & Mahdi) ou d’Azerbaïdjan (Thevenin et al.) et à ceux, de l›âge du Bronze, d’Asie centrale ( J. Bendezu-Sarmiento). La structuration de ces sociétés est-elle proche, pour cette seule raison, avec celles d’autres nomades, cette fois-ci chasseurs et collecteurs, d’Afrique centrale et du sud actuels et disparus (Hitchcock, Bahuchet, Bourdier, Gutierrez & Benjamin, Lewis et al.), de Laponie (Laugrand), d’Amérique du nord (Guédon) ou du sud (Torres Elgueta et al.), ou encore, de l’Europe de l’ouest paléolithique (Delvigne et Raynal), notamment du Bassin parisien (Audouze), de la Bourgogne (Enloe), de Poitou-Charentes (Fuentes & Pinçon) ou des plaines russes (Vasil’ev) ?Si l’on retrouve dans toute société humaine certains grands universels anthropologiques, en particulier d’ordre social, peut-on, dans un second temps, identifier les traits caractéristiques d’un mode de vie et de pensée nomade, notamment dans son rapport et appropriation à l’environnement, qui les distingueraient d’un mode de vie et de pensée sédentaire ? La complexité de la réponse ne fait qu’augmenter lorsque l’on constate — à travers ces témoignages — que les positions et le sens donné au terme « nomade » varient sensiblement selon l’angle d’approche de ces sociétés et la formation — ethnologue, sociologue, géographe, archéologue... — des auteurs. Dresser le bilan de cet ouvrage autour de cette notion est alors devenu un impératif et c’est sous le regard croisé d’un archéologue (Demoule), d’un ethnologue (Bahuchet) et d’une sociologue (Mazzella) débattant de ce qui définit le nomadisme que s’achève « Vies de nomades »..Avec son mari Daniel, Claudine est à la tête d’une famille nombreuse qui la suit dans ses aventures nomades. Formons le voeu qu’elle retrouve dans ces pages, aux côtés de ses collègues et ami(e)s, ces peuples nomades, semi-sédentaires ou sédentaires dont elle a si souvent suivi le cheminement matériel ou intellectuel qui nous unit depuis la nuit des temps dans une commune humanité. Souhaitons aussi que le lecteur trouve matière à nourrir sa curiosité et à voyager par l’esprit. Car « rester, c’est exister : mais voyager, c’est vivre » (Nadaud).

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