2013
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David Vasse, « Mauvais sang : le corps effusif dans le cinéma de Patrice Chéreau », HAL-SHS : littérature, ID : 10.4000/doublejeu.821
C'est un fait reconnu de tous : l'un des pôles brûlants de la représentation théâtrale et cinématographique de Patrice Chéreau touche à la très grande densité du corps, réalité compacte tirant sa puissance immédiate de sa faiblesse, ou plus exactement d'un affaiblissement provoqué par son refus d'être prisonnier de lui-même, par la peur de son unité. En effet, le corps chez Chéreau est sans limites, c'est-à-dire qu'il ne cesse de crier l'importance de sortir de son enveloppe trop étroite, trop déterminée socialement, anthropologiquement ou culturellement, pour prendre enfin le risque d'une ouverture fluctuante à et sur d'autres corps, autrement dit faire déborder le corps sur l'extérieur, multiplier les branchements à caractère souvent somatique afin de transformer cet espace extérieur en un véritable flux de tensions physiques contagieuses. Dans son essai intitulé Le Corps (Editions du Seuil, 1995), Michel Bernard explique, à la suite des théories de Merleau-Ponty, que " notre corps s'éprouve dans la médiation de l'expérience corporelle de notre prochain. " Nous pouvons souligner que chez Chéreau cette médiation première est impérative, projetée dans une dimension toujours tonique, résumable à un vaste phénomène d'assimilation des affects, logiquement dérangeant car subvertissant tout : normes, lois, conduites, etc. Plus que sensible à l'attraction des corps entre eux jusqu'à l'exacerber au croisement de la fascination et de l'effroi, Patrice Chéreau fait du sang la marque la plus aiguë de la littéralité somatique, le moment où le corps se déchire sous la pression trop forte d'une intimité trahie par le retour (parfois) malveillant du monde extérieur.Nul n’ignore que l’intimité constitue le cœur du cinéma de Patrice Chéreau. Mais c’est un cœur qui bat à se rompre dès qu’il s’expose à l’état de symptôme. Chez lui, l’intimité est ce qui relève de l’extériorisation subversive du négatif, elle n’est filmable que dans l’expression d’un débordement des limites corporelles. C’est par l’excès qu’elle se manifeste. Il n’est donc pas rare de voir couler le sang pour la mettre en alerte et la faire jaillir au contact du monde extérieur, jusqu’à soumettre celui-ci à sa temporalité et à sa force. Patrice Chéreau fait du sang la marque la plus aiguë de la littéralité somatique, le moment où le corps se déchire sous la pression trop forte d’une intimité trahie par le retour souvent malveillant du dehors. À chaque fois qu’un corps saigne, il figure à l’extrême une émotivité à proportion d’un réel qui, après avoir été mis à distance, revient s’immiscer dans les veines tel un poison.