2 décembre 2015
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Delphine Moreau, « Contraindre pour soigner ? Les tensions normatives de l'intervention psychiatrique après l'asile », HAL-SHS : sociologie, ID : 10670/1.ug8lzv
L’exercice de la contrainte n’a cessé d’être au cœur des accusations portées contre la psychiatrie, parfois par les professionnels eux-mêmes : accusation d’arbitraire, d’abus, de violence. Il est parallèlement défendu au nom de la protection des personnes elles-mêmes voire de modèles thérapeutiques. L’enquête suit les différentes pratiques de contraintes, les variations critiques auxquelles elles sont inégalement exposées et les formes de régulations dont elles font l’objet. Elle explore la persistance de la contrainte au sein d’une psychiatrie qui a aujourd'hui profondément évolué : soins majoritairement libres et extra-hospitaliers, réduction forte des durées de séjour. Elle l’étudie à travers deux dimensions : les pratiques coercitives elles-mêmes, resituées dans l’ensemble des interventions des professionnels, et les dispositifs institutionnels, légaux, architecturaux, spatiaux, qui cristallisent un certain arbitrage entre les tensions normatives entre soin, sécurité et liberté. Dans une première partie, la mise en perspective historique du cadre juridique français depuis 1838 et son articulation avec les transformations des institutions et des modalités de prise en charge permettent de mettre en évidence la manière dont certaines contraintes sont problématisées et encadrées légalement. Si les hospitalisations sans consentement le sont essentiellement en tant qu’atteinte à la liberté d’aller et venir, d’autres modalités de contrainte (l’usage des chambres d’isolement ou des sangles, les traitements médicamenteux, les circulations intra-hospitalières…) font l’objet de régulations plus faibles ou confiées à l’arbitre des médecins investis comme figure morale au sein des établissements. Le modèle de l’« isolement thérapeutique » au sein de l’élaboration du « traitement moral » par les aliénistes vient soutenir la légitimation d’une contrainte « pour » le soin.Une deuxième partie est consacrée à l’analyse de l’économie des contraintes intra-hospitalières (localisation des services, organisation des circulations et des rythmes), à partir de l’étude ethnographique d’un secteur (étendu sur près de deux ans : service d’hospitalisation, 6 mois, centre d’accueil et de crise, 3 mois, réunions interinstitutionnelles avec des acteurs du territoire), d’observations plus ponctuelles d’autres services (hospitalisation et urgences psychiatriques, 2 mois) et d’entretiens avec les professionnels de la psychiatrie (n=61). Cette partie met en évidence la manière dont les régulations (au nom de la « qualité », des droits fondamentaux, des normes professionnelles…) marquent les variations de critique dont les différentes contraintes font l’objet. Les professionnels opèrent eux-mêmes des partages entre contrainte légitime et illégitime et élaborent des savoir-faire de façon à conjurer ou à tout le moins limiter la violence de leurs pratiques, à désamorcer les situations où la contrainte pourrait s’avérer nécessaire et à obtenir sinon le consentement, du moins le « bon vouloir » des personnes hospitalisées. La pluralité des usages de la contrainte « au nom du soin » (apaiser-contenir, maintenir l’ordre-cadrer, prévenir les fugues) est montrée à partir de l’exemple de la chambre d’isolement. Une troisième et dernière partie porte sur ces moments de transitions que sont les décisions d’hospitalisation sans consentement (HSC) et de sortie, dans le cadre d’un soin aujourd'hui majoritairement extra-hospitalier (post-asilaire) où précisément un certain nombre de personnes vivant avec des troubles psychiques graves font l’expérience d’hospitalisations sans consentement réitérées. L’analyse des statistiques disponibles, en dépit des limites des sources (ruptures de séries, taux de réponses) liées à leurs enjeux de production, fait apparaître une forte hétérogénéité territoriale en France dans le recours aux hospitalisations sans consentement. Ce travail montre qu’une hospitalisation sans consentement recouvre en fait une série de décisions depuis le recours initial à la psychiatrie jusqu’à la confirmation puis le prolongement de l’hospitalisation. Il met en évidence l’importance, par-delà l’évaluation clinique des personnes, de l’interdépendance des usages de la contrainte avec la politique locale de l’organisation des dispositifs de soin (localisation des services, organisation des urgences, bassin de population desservi, existence d’une équipe mobile…) sur un territoire donné. L’analyse de dossiers d’HSC et les entretiens avec des psychiatres font également apparaître la variabilité des formes de « danger » que ces décisions sont supposées prévenir : risque vital pour soi, violence sur autrui, mais aussi rupture de soin, risque de perte de logement. Ces décisions s’insèrent dans une gestion des flux de personnes hospitalisées dans des services limités en nombre de places, mais aussi dans une composition du collectif de patients présents à un moment. S’il apparaît « normal » aux professionnels d’accueillir en hôpital psychiatrique des écarts de conduite, ils opèrent entre ceux-ci un partage entre ceux qui ont une place légitime en psychiatrie (qualifiés pathologiquement) et ceux qui ne relèveraient pas de la pathologie (qualifiés moralement). Les limites à l’intervention professionnelle coercitives proviennent alors de trois sources : des régulations externes (droit, qualité,…) à l’efficacité faible, l’auto-régulation des professionnels marquée par une forte réflexivité, mais aussi des obstacles matériels à l'intervention (défaut de lits, de personnels).