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Résumé 0

La modélisation animale est un des piliers de la recherche biomédicale. Qu’en est-il de la médecine mentale ? Peut-on substituer l’animal à l’humain pour étudier les troubles de l’esprit et évaluer leurs remèdes ? Le laboratoire des esprits animaux retrace l’histoire d’une aspiration scientifique, celle de se servir de l’animal pour introduire les problèmes de la psychiatrie et de la neurologie dans l’enceinte du laboratoire. Ce livre propose une enquête historique et épistémologique sur la modélisation animale à l’ère de la psychopharmacologie. À travers la littérature publiée, des archives industrielles, institutionnelles et personnes de scientifiques, il examine les pratiques des acteurs des sciences du comportement, de la cognition et du cerveau dans le contexte de la recherche thérapeutique et médicale, depuis le milieu des années 1950 jusqu’aux années 1980. Quelles sont les conditions historiques sous lesquelles les troubles psychiques ont été transformés en objets de sciences expérimentales ? Comment les scientifiques ont-ils constitué des modèles animaux de phénomènes communément tenus pour spécifiquement humains ? Par quelles méthodes, au moyen de quels dispositifs expérimentaux, et à partir de quels critères d’évaluation ? Avec quels effets sur les savoirs de la maladie et sur l’innovation thérapeutique ? Ces questions sont abordées à partir de deux champs d’observation, la recherche sur la dépression, et celle sur la maladie d’Alzheimer, dans la perspective d’une histoire intégrée des sciences, des techniques et de la médecine. Plutôt qu’une histoire générale, surplombante de la modélisation animale, le livre procède par des études historiques détaillées cadrées sur des sites et des acteurs précis. Leur assemblage compose une fresque certes incomplète, mais qui offre l’esquisse d’un mouvement d’ensemble, saisi dans ses tendances prédominantes et ses contrepoints. Le récit s’ouvre dans le laboratoire du psychologue béhavioriste B. F. Skinner, au milieu des années 1950, avec une question centrale : quels moyens ont été mis en œuvre pour faire du comportement animal un instrument de psychopharmacologie prévisionnelle, permettant d’évaluer et prédire des propriétés psychotropes, sans référence à la mécanique cérébrale ou mentale ? Nous franchissons ensuite les portes de l’entreprise pharmaceutique suisse Geigy, à la veille des années 1960, au moment où ses responsables s’apprêtent à commercialiser le Tofranil, chef de file des antidépresseurs tricycliques. L’événement est décisif en ce qu’il ouvre une période de profonde réorganisation du mode de production et de promotion des médicaments psychotropes et introduit un nouveau dispositif de psychopharmacologie animale au cœur de l’infrastructure de recherche de l’entreprise. Les neuropharmacologues industriels seront nos guides dans ces deuxième et troisième chapitres, où nous accompagnerons aussi des responsables de la recherche, des « marketeurs » et des psychiatres, pour essayer de répondre à une question : qu’advient-il de la modélisation animale une fois qu’elle s’intègre à l’organisation interne et aux stratégies de construction de marché de la grande industrie pharmaceutique ? Le quatrième chapitre porte sur l’arrivée de la psychopharmacologie et de la neurochimie cérébrale dans la recherche biomédicale sur la démence liée à l’âge au cours des années 1970 et 1980. Il s’intéresse à un « habitus de recherche » moléculaire qui anticipe sur le mode de résolution d’un problème médical en lui imposant son cadrage et son heuristique. La question est celle de la contribution de la modélisation animale à l’émergence d’une manière neurochimique de concevoir la pathologie de la démence de type Alzheimer, certains de ses symptômes cognitifs, ainsi que leur traitement. La « maladie » est également au cœur du cinquième chapitre, mais les tentatives de réduction neurochimique et leurs limites n’en constituent plus que l’arrière-plan. Nous pénétrerons dans le laboratoire de primatologie universitaire d’Harry F. Harlow à l’Université du Wisconsin pour étudier la manière dont des psychologues et des psychiatres américains ont renouvelé dans les années 1970 la pratique de la modélisation animale dans le champ de la dépression. En extrayant cette pratique du monde de la pharmacologie industrielle et académique, ils en ont simultanément modifié l’objet, la vocation et le périmètre. Ils ont en effet cherché à simuler le syndrome dépressif chez l’animal, plutôt que la réactivité au traitement, en se concentrant sur des analogies de causes d’ordre psychologique plutôt que neurobiologique. En confrontant les ambitions de ce projet de psychopathologie expérimentale à la « récalcitrance » des singes et au scepticisme de cliniciens, nous explorerons les ressorts de la fragilité des modèles animaux de troubles mentaux. Opérant une distinction entre « modélisation de la thérapeutique » et « modélisation du fait pathologique », ce livre révèle une historicité interne à ces pratiques expérimentales. Il montre que, au milieu du XXe siècle, les pratiques et objets de la recherche sur les troubles psychiques ont été marqués par deux processus distincts, mais liés : « la pharmaceuticalisation » et la « molécularisation », affectant durablement la manière dont nous concevons les troubles mentaux, cognitifs et du comportement.

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