18 novembre 2022
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Estelle Aragona, « À la recherche de l’admission. Sociologie politique de l’appariement en établissements spécialisés pour personnes en situation de handicap », HAL-SHS : sciences politiques, ID : 10670/1.y10tnn
Fin octobre 2013, plusieurs mesures sont annoncées par la ministre déléguée aux Personnes handicapées et à la Lutte contre l’exclusion, en réaction à la condamnation d’une Agence régionale de santé (ARS) pour défaut de prise en charge adaptée d’une jeune femme en situation de handicap. Les annonces ne portent pas sur des mesures d’équipement (création de places en établissements spécialisés), mais sur des mesures d’organisation visant à outiller les acteurs locaux pour faire face à la pénurie de place. Le présupposé de ces mesures est que le problème ne réside pas dans un manque de places, mais dans un mauvais appariement entre l’offre d’équipements et les besoins des publics. Les solutions présentées par les pouvoirs publics visent à mieux organiser les ressources tout en individualisant le problème public.Ces mesures sont des instruments d’appariement parmi d’autres, qui renvoient à une problématisation spécifique du problème. L’approche par instruments d’action publique (Lascoumes et Le Galès, 2005) a été choisie pour étudier le processus d’appariement (Simioni et Steiner, 2022) des personnes handicapées et des places en établissements à l’œuvre dans le monde de la production des droits (Baudot et Revillard, 2014). La thèse a pu montrer en quoi faire matcher des personnes handicapées et des places en établissements médico-sociaux repose sur unelongue chaîne d’intermédiaires. En effet, l’activité d’appariement concerne un ensemble d’acteurs et implique des relations et des outils pour évaluer des situations individuelles, produire du jugement, formuler des décisions, négocier des ressources, répondre à des injonctions, rendre compte de pratiques, etc. La recherche a consisté à comprendre l’enchevêtrement des instruments d’appariement utilisés de façons variées par les acteurs locaux, ainsi que les effets de cet enchevêtrement sur la configuration locale, sur le rapport local-national et sur les publics.Pour commencer, le premier chapitre a étudié la genèse de la catégorie d’action publique des « situations critiques » fin 2013, créée contre le risque de judiciarisation de l’admission en établissements spécialisés. Pour comprendre l’émergence de cette catégorie, on s’est intéressé à la fabrication d’une affaire judiciaire par l’UNAPEI, un entrepreneur de cause qui a fait de l’expérience dramatique d’une famille (les Loquet) un cas exemplaire pour son combat militant. La stratégie judiciaire, reposant sur les droits fondamentaux, a permis d’établir la responsabilité des autorités publiques locales sur une situation individuelle. En réponse, les autorités publiques centrales ont adopté une stratégie d’évitement du blâme et de sauvegarde des relations instituées. Pour ce faire, les autorités publiques centrales ont généralisé une solution de gestion de cas déjà existante dans plusieurs départements pour trouver des solutions aux cas similaires à celui d’Amélie Loquet : la commission des situations critiques. Cet instrument participe d’une individualisation du problème et de ses solutions, qui se traduit également dans la réforme suivante, la « Réponse accompagnée pour tous ».Le deuxième chapitre a porté sur l’élaboration de la réforme au travers de ses acteurs principaux. À partir de la commande d’un rapport par les ministères sociaux à la suite de l’affaire Amélie, un petit groupe d’acteurs est recruté dans un réseau court pour produire un plan d’action (haut fonctionnaire, dirigeants d’ARS, de Maisons départementales des personnes handicapées – MDPH et de réseau de santé). Le rapport suggère des mesures pour garantir l’effectivité des droits individuels et pour faire évoluer l’offre d’équipements. La conception de l’appariement défendue par les auteurs repose sur la coordination des prises en charge autour de la notion de « parcours de vie ». Pour mettre le rapport en œuvre, d’autres acteurs centraux élaborent un plan d’action d’apparence dépolitisée. Deux figures principales, consensuelles par leurs trajectoires professionnelles, sont missionnées successivement pour faire accepter la réforme sur les territoires. La nouvelle secrétaire d’État chargée des Personnes handicapées, en poste à partir de mi-2017, se saisit de la réforme pour promouvoir son projet politique de « société inclusive ». Elle repolitise la réforme. Au niveau local, une mesure-phare rassemble les acteurs au détriment d’autres mesures: le plan d’accompagnement global, un nouvel instrument de gestion de cas censé remplacer les commissions des situations critiques.Ces deux instruments de gestion de cas s’ajoutent à d’autres instruments d’appariement et deviennent interdépendants. Le troisième chapitre a démontré que cet empilement de dispositifs organise les relations locales, à partir de deux logiques concurrentes. D’un côté, l’appariement par cas consiste à gérer des situations individuelles, c’est une évaluation collective des dossiersqui contribue à faire circuler l’information et à renforcer les relations des acteurs du monde local du handicap. De l’autre, l’appariement par flux repose sur l’analyse des besoins collectifs, entre indicateurs bureaucratiques et négociations associatives, pour équiper le territoire. L’analyse des instruments d’appariement à partir des années 1940 a mis en évidence que ces deux logiques concurrentes sont hybridées par certains instruments conçus à partir des années 2010 au niveau local pour résorber les listes d’attente, et d’autres conçus au niveau national pour centraliser les données de suivi des notifications de droits émises par les MDPH. Le phénomène d’hybridation est donc récent et traduit une logique de centralisation de l’action publique qui repose sur la circulation d’informations entre niveau local et niveau national.Il existe un enchevêtrement instrumental autour des cas issu des réformes nationales, mais aussi des initiatives locales pour trouver des solutions pour les personnes handicapées dont l’accompagnement pose problème. Le quatrième chapitre a étudié les arrangements locaux autour du changement instrumental entre la commission des situations critiques et le plan d’accompagnement global, qui couvrent des cas similaires et impliquent les mêmes types d’acteurs. Il s’est agi de montrer comment les deux instruments coexistent localement, puisque les catégories d’action publique sont peu discriminantes et parce que les acteurs tiennent à conserver leur espace d’examen des cas à huis clos. De plus, les statistiques produites pour les acteurs centraux sur ces instruments donnent une image tronquée du traitement du problème public du fait de la nature des données transmises. Au travers des usages des instruments, on peut affirmer que les acteurs locaux construisent une responsabilité collective face au problème public, grâce à une gestion par la proximité et à un partage des rôles. Ils renforcent collectivement leur expertise sur cas et engagent leurs propres ressources pour trouver des solutions.Dans le cinquième chapitre, l’analyse a porté sur les instruments qui informatisent les notifications de droits et les listes d’attente des établissements. Par des normes nationales de codage, ces outils sont censés rationaliser l’appariement, cependant l’admission reste conditionnée par l’activation des droits par les ressortissants. L’informatisation est aussi supposée ouvrir la boîte noire de l’admission pour les autorités publiques locales et nationales afin de limiter les logiques de sélection. Toutefois, à partir de la modélisation du processus d’admission et du système de codage, les établissements renseignent des informations sans obligatoirement modifier leurs propres pratiques d’admission. Encore une fois, les données récoltées par les acteurs locaux et nationaux via ces instruments renvoient une image tronquée du processus d’appariement. L’enquête au cœur des pratiques des établissements a permis de mieux comprendre comment ils organisent les admissions.La gestion des entrées et des sorties est effectivement un processus continu pour les établissements. En sixième chapitre, on a démontré que les professionnels des établissements ont recours à un ensemble de critères et de motifs d’admission qui sont combinés au cas par cas, en fonction des ressources des établissements (humaines, techniques) et des personnes déjà accueillies. L’enquête a permis d’en identifier cinq types : des prérequis à l’admission, des motifs de refus, d’ajournement, des critères de priorité et de modulation. Les admissions résultent d’un processus décisionnel collectif en commission d’admission et en dehors, de façon informelle. Les adressages au sein des associations et des réseaux d’établissements jouent un grand rôle dans l’appariement. Les décisions d’admission sont aussi négociées avec les autorités publiques qui priorisent des cas via des instruments d’appariement, c’est une tendance nettement marquée sur le terrain enquêté, qui participe d’une mise en urgence de l’admission.Le principal résultat de la thèse consiste à affirmer que les instruments reproduisent les inégalités d’accès aux accompagnements spécialisés. Ils ne règlent pas le problème, en dépit des raisonnement politiques et des choix techniques à leurs origines. Cette reproduction des inégalités est d’abord liée au fait que l’appariement est une question de circulation d’informations. Si les instruments de gestion des listes d’attente sont des supports de renseignement d’informations, ces dernières ne traduisent pas nécessairement les pratiques d’admission des établissements. Ces instruments participent à rendre visibles les réussites de l’appariement au travers des admissions prévues (les cas priorisés) et les admissions réalisées, plutôt qu’à alerter sur les personnes en attente de places.Les pratiques de priorisation des cas se généralisent pour bon nombre d’établissements, du fait des catégorisations internes et externes (établissements, associations, réseaux d’établissements) et venant des autorités publiques pour distribuer les précieuses places. La priorisation via les instruments continue de faire une « sélection-exclusion » (Simioni et Steiner, 2022), c’est-à-dire qu’elle n’introduit pas d’équité dans l’accès aux établissements. De plus, la catégorisation des cas par les établissements et par les acteurs impliqués dans les dispositifs d’appariement est fondée sur l’interprétation des situations. Ainsi, s’il existe des régularités dans les façons de produire du jugement (définition des situations critiques, jurisprudence interne des établissements), les priorités sont aussi accordées en fonction des ressources profanes et professionnelles dont disposent les personnes handicapées et leurs familles, qui dépendent de leurs capitaux sociaux, économiques et culturels.