9 mars 2012
Joelle Forest et al., « New Elements of Technology », HAL-SHS : économie et finance, ID : 10670/1.yh5n7d
Nous vivons dans un monde produit de plus en plus par la technique qui n'est plus cantonnée dans une activité de transformation du monde mais joue un rôle de conception et de production de celui-ci. Nous ne pouvons que constater un processus d'accélération de l'artificialisation de la réalité qui oblige à repenser les vieilles catégories et oppositions qui fondaient le savoir occidental : nature/artifice, homme/technique, vrai/faux par exemple. Nous nous affrontons à un paradoxe de plus en plus criant : nous sommes " agis " par la technique sans que nous pensions vraiment celle-ci. Pour le dira autrement, nous sommes réduits face à la technique à un état d'aveuglement. Parce qu'elle n'est pas pensée, la technique nous aveugle, comme le pieu fiché par Ulysse dans l'œil du cyclope Polyphème, et prolifère de manière incontrôlée, constituant notre monde et nous constituant à notre insu. Mais, si nous ne pensons pas la technique c'est que nous ne savons pas le faire, que nous n'avons pas appris à faire œuvre de logos, de pensée et plus largement de science à son propos. Il y a une tradition occidentale qui, précisément, rejette la technique hors du logos et enferme la technique dans la fonction d'application d'une science qui lui serait extérieure. La technique relève ainsi d'un savoir autre, impensé car ne valant pas la peine d'être pensé, que les Grecs nomment mètis et dont Ulysse, maître de metis, polymetis, le vainqueur de Polyphème est la figure emblématique. En cela, l'enjeu du savoir occidental, n'est pas selon la formule fameuse de Heidegger que " la science ne pense pas " (Cours du semestre d'hiver 1951-1952) mais qu'elle ne pense pas ce qui constitue notre être et notre monde, ce qui la constitue elle-même : la technique. Ce livre voudrait précisément reprendre la question récurrente de fonder un savoir, une science nomme techno-logie, une science de la technique qui puisse nous permettre d'en penser les fondements, les formes et les enjeux. Son titre se veut un écho à l'ouvrage de Jacob Bigelow, Elements of technology (1829), reprise de cours donnés à Harvard, qui prône une articulation entre science et technique de façon à ce que la science vise à des applications techniques et que les techniques (" useful arts ") se nourrissent des avancées de la science. Titulaire, en effet, de la chaire Rumford de Harvard consacrée à l'application de la science aux useful arts, aux arts utiles, aux techniques, Bigelow est à bien des égards à la source d'une institution tel que le MIT (Massachusetts Institute of technology) qui recourt aux terme de technologie et s'inspire de ses recommandations pédagogiques. Une institution telle que le MIT s'organise autour du paradigme d'une technique qui, érigée en technologie, serait une application neutre, mécanique, transparente de la science, et, en cela, occultée par une science qui la surplombe. Ce paradigme qui dicte toujours notre savoir est clairement défini par l'ouvrage de Bigelow : " Under this title, it is attempted to include such an account as the limits of the volume permit, of the principles, processes and nomenclatures of the more conspicuous arts, particularly those which involve applications of science, and which may be considered useful, by promoting the benefit of society, together of the emolument of those who pursue them (Bigelow, 1829, p.V)." C'est précisément ce paradigme que, dans cet ouvrage, nous souhaitons remettre en cause en jetant l'esquisse d'une technologie, d'une science de la technique qui puisse permettre de développer un savoir de la technique et n'enferme pas celle-ci dans une fonction applicative de la science. Si nous avons pour ambition de mener une telle recherche, c'est d'abord que, travaillant dans une grande école d'ingénieurs française, l'INSA de Lyon (Institut national des sciences appliquées), nous sommes confrontés à cette représentation applicative de la technique qui modèle la formation même des ingénieurs. Or, nous sommes persuadés que la mise en place d'une technologie est à même de nous aider à reformuler ce type de formation en plaçant au cœur de celle-ci un véritable savoir de la technique qui ménage sa place à la conception, la créativité, l'innovation mais aussi à l'exercice critique d'une pensée de la technique. En outre, selon nous, les écoles d'ingénieurs par les relations inédites, les transversalités qu'elles permettent de tisser au quotidien entre SHS et SPHI, sont précisément le laboratoire à même de mettre en place les éléments d'une technologie. Deux siècles après l'ouvrage de Bigelow qui répondait aux enjeux d'une industrialisation naissante, il y a nécessité, en effet, de repenser le concept de technologie pour nous permettre de nous orienter dans l'univers artificialisé qui est le nôtre. Cette science de la technique, cette technologie, pour tenter d'en donner une esquisse, nous avons fait appel à plusieurs chercheurs français venus d'horizons différents mais qui tous sont persuadés de la nécessité de bâtir un tel savoir. Ce livre rédigé en anglais, s'il se veut un écho à celui de Bigelow, se veut aussi l'amorce d'un dialogue avec nos collègues enseignants-chercheurs anglophones.