28 avril 2014
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Harmony Dewez, « Connaître par les nombres. Cultures et écritures comptables au prieuré cathédral de Norwich (1256-1344) », HAL-SHS : histoire, ID : 10670/1.zv09y9
Le prieuré cathédral de Norwich est une communauté de moines bénédictins rattachée à la cathédrale de Norwich, dans l'Est de l'Angleterre, pour laquelle sont préservés de nombreux comptes dont les plus anciens remontent aux années 1250 et 1260. Dans le cadre global du tournant pragmatique du XIIIe siècle, ce corpus est un exceptionnel terrain d'exploration des phases précoces du développement des documents comptables.Les deux principaux types de comptes monastiques, ceux des manoirs et ceux des obédiences, se développent en Angleterre à partir du début du XIIIe siècle, dans des contextes fort différents. Les comptes des manoirs sont des comptes domaniaux, générés par la reprise des exploitations seigneuriales en faire-valoir direct à partir de la fin du XIIe siècle. La reddition des comptes des obédienciers – les officiers monastiques – est encouragée par l'Église, mais la mise par écrit de ces comptes intervient plus tardivement. La thèse interroge la fonction des comptabilités monastiques médiévales, les raisons de leur essor et les conséquences du processus de mise par écrit et d'archivage sur la forme et le contenu des documents. À travers cette étude, on constate la formalisation des pratiques et du vocabulaire comptables sous l'effet du nouveau medium. L'émergence de nouvelles logiques se heurte aux limites techniques de l'époque en matière de calcul, mais reflète les transformations profondes des rapports sociaux véhiculées par la médiatisation de l'information à travers l'écrit.Ce travail commence par analyser les transformations et les contraintes imposées par le recours au support écrit. La mise par écrit semble avoir précédé de peu la pratique de l'archivage, qui se traduit par la formalisation progressive d'une datation précise et systématique des rôles. Du point de vue des méthodes mathématiques, on observe une rationalisation importante des valeurs économiques, reposant sur un usage accru de la division. Comme le montre la reconstitution expérimentale minutieuse des opérations, l'outil de calcul employé par les moines ou les scribes de Norwich, l'abaque à lignes, se révéla insuffisant pour satisfaire ces besoins croissants en matière de calcul et se trouve être la cause des nombreuses erreurs que l'on trouve dans ces opérations. Les premières décennies de comptes conservés, des années 1250 aux années 1280, montrent également comment l'on passe d'une simple transcription sur parchemin d'une structure orale des comptes à une véritable adaptation du texte comptable au support écrit. Ceci passe par la nécessité de préciser le vocabulaire et de choisir des conventions d'écritures pour les différentes pratiques comptables : report des excédents, intégration des corrections d'audit, etc.Dans une seconde partie, la réalité de la production comptable est mise en relation avec son contexte proprement monastique. Les comptes monastiques, et ceux des obédienciers en particulier, sont soumis à des réglementations ecclésiastiques imposées par le pape, ses légats, les archevêques et les évêques et relayées par les chapitres généraux des Bénédictins après Latran IV (1215). L'obligation de rendre des comptes est liée au souci d'éviter que les obédienciers ne tombent dans le vice de proprietas et de vérifier que les revenus du monastère soient employés à bon escient. Ces logiques sont associées à la notion d'état du monastère (status monasterii), qui gouverne les efforts de réduction de l'endettement des communautés bénédictines anglaises et normandes.Les réglementations ecclésiastiques se préoccupent cependant rarement des modalités de l'administration domaniale, qui relève de la littérature didactique des traités agraires et comptables. Adressés aux laïcs, ces textes ont inspiré les pratiques comptables des moines et notamment le développement du calcul du gaignage – le revenu de la céréaliculture – dans les années 1290 et 1300. Qu'il s'agisse du profit, du gaignage, des rendements des céréales ou de la valeur des animaux, les calculs agraires médiévaux ont en commun de décrire une logique qui n'est pas celle de la recherche du profit maximal, mais une logique de comparaison entre des valeurs réelles et des valeurs de référence. La valeur du revenu annuel net des manoirs et de ses composantes y tient une place prééminente et son calcul se raffine au cours du dernier quart du XIIIème siècle. L'étude de ces calculs agricoles, qui constitue la troisième partie de ce mémoire, permet d'explorer les logiques gestionnaires médiévales et la définition de la valeur des choses. Elle met en évidence l'importance des traités agraires, et notamment de la Husbandry de Walter de Henley, dans les innovations du prieur Henri de Lakenham. Elle interroge également les rapports entre le calcul du profit et le calcul de l'assiette des taxations pontificales sur les revenus ecclésiastiques, qui se développent à la même époque.